Les Robots d'Alexandra

Chroniques des Managers

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Après les chroniques de Bettina, voici les Chroniques des Managers, écrites par Don Nicola, qui nous fera rentrer, chronique après chronique, dans les contradictions, les difficultés et les états d’âme de ces managers qui sont aussi des salariés…
Alexandra connaît bien son métier: gérer le bureau d’études d’une grande entreprise allemande, un des leaders dans le monde de la robotique, ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut une bonne préparation, une grande expérience et savoir comment parler aux gens. Surtout si les gens sont quelques centaines d’ingénieurs, dont 95% de sexe masculin.
Grâce à son excellent CV, Alexandra a été en mesure d’obtenir un salaire intéressant mais, comme on dit, personne ne donne rien pour rien. Donc, si vous avez obtenu beaucoup, il faut donner encore plus. Heureusement pour elle, ce n’est pas sur la quantité de travail qu’elle est jugée, mais plutôt sur des objectifs opérationnels.
Alexandra a pris la direction du département un mois après que la compagnie ait lancé un nouveau système de contrôle industriel (un système d’automatisation, un robot). Et la Direction espère que ce système pourra atteindre le même succès que la version précédente, qui avait été lancée quelques années auparavant.
Pendant les premiers mois dans l’entreprise, Alexandra a donc le temps de s’intégrer et de prendre les rênes de son service. Les projets en cours portent principalement sur le support technique à la nouvelle machine et sur la création de quelque variante de la précédente: rien de si extraordinaire ou passionnant.
Mais étant donné le temps nécessaire à développer un nouveau robot, il faut déjà réflechir au prochain produit : les nouvelles demandes du marketing ne tardent donc pas à arriver. On sait qu’une nouvelle technologie est attendue dans environ cinq ans : dans la Roadmap des Produits, on commence à prévoir les investissements et les partenariats nécessaires pour être prêts à la fin du quinquennat. Tout le monde sait, cependant, que la machine qui vient d’être lancée ne pourra pas garantir un grand chiffre d’affaires jusque là: en général, un robot a besoin d’environ six mois pour être «accepté» par le marché et commencer à être profitable ; après cette période, pendant environ deux ans, il sera une excellente source de liquidités ; et, pour les 8-9 mois suivants, on peut espérer qu’il soit une «vache à lait», un produit qui ne nécessite pas beaucoup d’investissement mais qui apporte toujours de bons profits. En bref, une vie d’étoile pendant un maximum de trois ans. Ensuite, il sera toujours dans le catalogue, mais pas assez profitable pour permettre à l’entreprise de répondre aux attentes des actionnaires.
Il faut alors remplir le «trou» dans le plan produit, un trou qui peut varier de deux à trois ans. Donc, une nouvelle machine sera nécessaire, dans deux ans, en attendant l’arrivée de la nouvelle technologie, dans cinq ans.
Le point important, cette fois, c’est que le marché est devenu mature et les clients commencent à avoir des attentes de plus en plus précises. C’est un marché qui doit être segmenté avec toujours plus de précision : pour une même machine il faut prévoir des modèles différents. Le marketing travaille sur ces questions: Ekkard, le Directeur du marketing, a déjà fait des propositions à la Direction Générale. Alexandra est impliquée dans diverses réunions: elle se réjouit de pouvoir enfin piloter de nouveaux développements très complexes, mais elle préfère rappeler à ses collègues que ces dernières années la société a été très axée sur la qualité : elle en a fait son slogan, son point fort qui lui a permis d’entrer dans différents marchés et de devenir un acteur majeur ; de cette façon, toutefois, ils ont négligé les aspects liés aux coûts et, surtout, à l’innovation. En d’autres termes, même si elle est à la pointe de la technologie actuelle, Alexandra sait que la société a un retard technologique d’environ six mois par rapport à ses principaux concurrents.
Les décisions stratégiques à prendre ne sont pas si triviales : quels produits faire? Comment le faire? Combien faut-il investir? Le Comité de Direction n’a plus qu’un mois pour les communiquer. Un mois chargé, riche en échanges, en négociations, en contacts. Le temps passe et les idées semblent converger. La réunion est prévue pour un mercredi matin.
Le Directeur Général va droit au but: « Vous connaissez la situation du marché et vous connaissez nos capacités : nous devons être sûrs de pouvoir lancer un nouveau robot dans deux ans exactement, sinon nous allons perdre la moitié de nos parts de marché. Mais nos ingénieurs ont besoin de six mois supplémentaires. Donc ils pourraient terminer la nouvelle machine dans deux ans et demi : c’est trop tard. Nous avons donc besoin d’une solution «tampon» qui nous permette de couvrir ces six mois de retard. Avec l’aide de nos Achats Stratégiques, nous pensons avoir identifié cette solution ».
Marike, la directrice des Achats, prend la parole : « En fait, nous avons établi des contacts avec une société japonaise: ils se sont engagés à nous fournir un robot conforme à notre cahier des charges et à notre planning».
Alexandra répond: « S’ils seront capables de le faire, il s’agit certainement d’un bonne nouvelle … »
« Que veux-tu dire? » Intervient Ekkard, « explique-toi mieux. »
« Je veux juste dire que j’ai des doutes qu’ils soient vraiment en mesure de développer le produit plus vite que nous en respectant les contraintes de robustesse, de qualité et de performance. »
« Pourquoi? »
« D’abord, parce que ils ont beaucoup moins d’ingénieurs que nous, et puis parce qu’ils donneront certainement la priorité aux clients japonais et à leur marché local. »
« Il n’est pas correct de parler comme ça juste parce que vous ne pouvez pas faire quelque chose dont ils sont capables! » répond Marike.
« Je craignais cette réponse », explique Alexandra « et malheureusement je n’ai pas de données pour appuyer mon point de vue: que dire ? Si vous y croyez, faisons comme vous avez dit.  »
« En effet, c’est ce que nous ferons », continue le Directeur General, « mais ce n’est pas tout. Bien sûr, en parallèle, nous avons besoin de lancer le développement de nos nouvelles machines, qui seront celles qui assureront l’avenir. Ekkard va vous expliquer »
« C’est simple: nous prévoyons de lancer trois nouveaux produits qui, comme nous avons déjà dit, seront prets dans deux ans et demi, donc six mois après le produit fabriqué au Japon. Le premier robot sera très économique: nous l’avons appelé Néo. Il sera dédié aux petites entreprises pour faire du travail de moyenne précision sur du bois ou du métal. Le second, un robot plutôt de milieu de gamme, c’est Bridge, parce qu’il est le pont vers la nouvelle technologie : nous nous attendons à le vendre aux moyennes et grandes entreprises pour du travail rapide et avec une précision élevée. Le troisième est un robot haute performance: Kali, car il aura beaucoup de bras. Il est dédié à des travaux particuliers dans des conditions environnementales difficiles où l’erreur n’est pas permise. Nous pensons en particulier à l’industrie nucléaire. Évidemment, tous les trois robots seront élaborés par le service d’ Alexandra ».
La nouvelle sert à contrebalancer la déception précédente: Alexandra a conscience de l’importance de la mission, en particulier parce que, contrairement à ses collègues, elle ne croit pas du tout à l’histoire du robot japonais ; elle se rend compte que du succès de Néo, Bridge et Kali dépend l’avenir de la société. Et leur succès viendra d’abord par le « Time to Market »: Les robots devront être prêts bien avant la date prévue. Mais comment faire ?
Les trois équipes sont créées: un jeune manager, Uli, s’occupera de Néo, auquel sont affectés environ cinquante ingénieurs. Ina prendra la responsabilité de Bridge et des quatre-vingts experts appelés à y travailler. Enfin, Herbert et sa centaine d’ingénieurs seront en charge du développement de Kali.
Les travaux débutent. La tension existe, principalement en raison de l’histoire du robot fabriqué en « sous-traitance » au Japon, ce qui donne l’impression aux ingénieurs de ne pas avoir la confiance de la Direction, laquelle, à leurs yeux, préfère croire aux rêves du Marketing et des Achats au lieu d’essayer de garder les pieds sur terre.
Mais Alexandra est excellente à maintenir leur motivation.
Dans les réunions hebdomadaires du département, elle veille à ce que tout le monde soit au courant de ce qui se passe dans la société et de l’état d’avancement des différents projets.
Au cours de réunions individuelles avec les différents cadres, elle s’assure qu’ils aient les ressources nécessaires pour bien accomplir leur travail.
Elle veut aussi que ces soient les mêmes Managers qui effectuent la présentation mensuelle en Comité de Direction.
Les deux premiers mois sont consacrés à revoir et finaliser le Design Industriel: bien sûr, chacun a son avis à donner en fonction de ce qu’il a pu voir dans les salons ou dans les magazines du secteur. L’important est de ne pas se tromper sur ce point: l’apparence parfois compte plus que le contenu. A la fin, c’est le Marketing qui décide, en se basant sur les retours donnés par certains clients a qui ont étés soumis des styles différents.
Maintenant les Ingénieurs peuvent travailler sur les spécifications: c’est la partie la plus délicate. Il faut prendre en compte tout ce que le marché s’attend à voir dans 3 ans, et même plus. C’est une phase stressante: les techniciens se mordent les mains: ils voudraient commencer à “faire”, mais ils doivent penser, revoir, corriger, modifier, finaliser.
Alexandra continue dans son œuvre de soutien: elle prend sur elle la pression de la Direction pour protéger l’Equipe. Mais c’est une femme forte.
Apres 3 mois, les spécifications sont terminées: on peut donc passer à la conception. Ici le rôle des trois Managers devient encore plus important: ils doivent anticiper, donner du soutien aux plus jeunes, convaincre les anciens, donner l’exemple, faire un reporting correct.
Uli, le plus jeune, regarde avec beaucoup d’attention les aspects techniques ; il est respecté par l’équipe, mais il n’est pas encore assez costaud comme manager et ses rapports sont trop détaillés. Alexandra essaye plusieurs fois de lui parler pour l’orienter dans la bonne direction: mais avec très peu de succès. Elle commence alors à intervenir plus sur son travail pour corriger ses points faibles. Cette activité va s’ajouter a son périmètre normal, mais elle considère que l’enjeu en vaut la chandelle.
Ina a beaucoup d’expérience: avec elle Alexandra n’a pas de problèmes, au contraire Ina devient bientôt son bras droit. Les deux femmes passent beaucoup de temps ensemble pour comparer leurs idées, mais assez vite Alexandra d’aperçoit que, même en étant une personne de toute confiance, Ina n’arrive pas à dépasser certaines limites. Quand Alexandra part en voyages d’affaires, elle voudrait lui déléguer des responsabilités, mais malheureusement Ina a une personnalité fragile: même pendant ses voyages Alexandra est obligée a suivre personnellement ce qui se passe au département et dans la société. Au stress du voyage viennent donc s’ajouter la nervosité de ne pas arriver à travailler mieux et la fatigue liée aux doubles activités : celle de l’endroit où elle se trouve et, par téléphone, celle au bureau.
Même Herbert a beaucoup d’expérience, mais sa vision du travail reste superficielle: il fait ce qu’il juge nécessaire, rien de plus. Des mauvaises expériences lui ont fait perdre la confiance dans ses possibilités d’évolution. Avec lui, Alexandra a plus un problème de confiance et de performance: elle préfère vérifier les informations qu’elle reçoit et parfois elle doit les chercher personnellement parce qu’Herbert “oublie” de les lui envoyer.
Après six mois, l’architecture des trois robots est finalisée. Maintenant, nous passons à la phase de développement. Une année s’est déjà écoulée depuis les premières réunions où ils ont défini la stratégie à suivre: un mois a été nécessaire à la Direction pour la finaliser, deux mois au Design pour concevoir et compléter le style, trois mois aux experts de technologie et produit pour fixer les spécifications, six mois aux ingénieurs pour mettre en place l’architecture. Jusqu’à présent c’a été un bon travail, mais la fatigue se fait sentir pour Alexandra. Parallèlement à cela, il y a la tension qui est générée par certains communiqués des syndicats qui prévoient des ventes à la baisse de manière significative pour l’année à venir: la Direction augmente la pression.
Alexandra prend chaque semaine des nouvelles du nouveau robot japonais: elle découvre qu’il a environ 3 mois de retard sur le planning du développement, mais, en dépit de ça, le fournisseur continue à maintenir la même date de livraison.
« C’est incroyable », elle confie à Ina, « ils pourraient avoir un an de retard, ils diraient que la date de livraison reste la même! Et notre direction qu’y croit!  »
Les journées d’Alexandra commencent à se rallonger, et la nuit à se rétrécir: elle arrive à 8h00 et termine à 22h00. Une nuit, elle met le réveil à 2:00 pour discuter avec Marike qui se trouve au Japon et qui est sur le point de démarrer une négociation avec le fournisseur japonais: elle a besoin de lui communiquer des informations importantes dont elle a pris connaissance la veille au soir, quand au Japon il faisait déjà nuit. Elle ne se rendort qu’à 4:00.
Elle se retrouve à gérer le département, à surveiller de près les trois projets clés, à tenir informé le Directeur Général, à discuter – parfois avec trop d’émotion – avec Ekkard et Marike … Mais la pression est forte. La responsabilité qui lui a été confiée est énorme.
Elle ne sait pas quoi espérer pour le robot japonais: qu’il arrive à l’heure? De sorte à donner raison à ceux qui jugeaient incapables ses ingénieurs, mais probablement en donnant une bouffée d’air frais aux finances de la société? Ou que le programme japon s’avère un échec? Son département aurait complètement gagné, mais la société aura-t’elle survécu? En grand professionnelle qu’elle est, Alexandra met de côté son ego. Grace à ce robot, s’il arrive à temps, la société survivra. Survivra. Si le marché réussit à tenir.
Mais le marché ne tient pas. La situation économique s’aggrave soudainement. Et celle de la société suit la baisse globale. Un an et demi après le lancement du projet, les trois robots faits « maison » suivent le planning initial: il faudra encore un an pour les terminer. Trop tard. Le robot japonais a désormais six mois de retard. Six mois à rattraper dans les six mois restants? Le Directeur Général ouvre enfin les yeux, mais il est trop tard. Ekkard devient son fusible, faute d’avoir cru à quelque chose d’invraisemblable. Marike est mise de côté, pour avoir choisi un fournisseur douteux. A la fin, le Directeur General lui même est contraint de quitter l’entreprise. Avec le nouveau Management de Transition, Alexandra et son équipe sont mis encore plus sous pression.
Les trois mois qui suivent sont catastrophiques, mais le travail doit être effectué: c’est le seul moyen de sauver la situation. L’entreprise est réduite en taille suite à des centaines de licenciements. En pratique, seule la partie qui a de la «valeur» est maintenue, pour être vendue au meilleur offrant: et la partie qui a de la valeur, c’est l’équipe d’Alexandra. Ces sont les Russes qui sont intéressés. Ils la rachètent pour saisir les compétences nécessaires à la reconstruction de leur industrie.
Alexandra est éreintée, mais arrive à tenir, et avec elle son équipe de 250 personnes.
Après trois mois, les nouveaux dirigeants s’installent: ils apprécient qu’Alexandra, Uli, Ina et Hébert n’aient pas lâché. Nous sommes à la fin de la deuxième année de travail sur les trois produits: le travail de développement est fait, mais maintenant commence l’ensemble du processus de test et de certification. Les ingénieurs vivent cette nouvelle situation avec un certain détachement: Alexandra se demande s’ils se rendent compte des intentions des Russes: ils ne sont là que pour récupérer leurs compétences, rien d’autre. Une fois appris, ils n’auront plus besoin de l’équipe allemande: tout pourra être fait en Russie. Mais peut-être les ingénieurs préfèrent ne pas y penser. La période qui vient de s’achever a été trop difficile pour trouver la force de penser à ce qui va se passer dans deux ou trois ans. Alexandra, au contraire, elle y pense.
Les derniers six mois passent aussi: test et certifications effectués, les nouveaux systèmes sont lancés sur le marché. Un marché en crise, c’est vrai, mais qui reçoit favorablement les nouvelles machines. Alexandra est fière de son équipe, de tous. Une grande présentation est organisée pour célébrer le lancement.
Alexandra monte sur la petite scène: elle est plus mince que deux ans auparavant, plus tendue. Ce n’est pas comme ca qu’elle s’imaginait lorsqu’elle etait arrivée à Cologne la première fois, pleine d’ambitions. Elle a réussi, mais à quel prix. La nuit, elle dort très mal, avec ses amies est souvent intraitable, son regard est triste. En deux ans et demi elle a vieilli de 10 ans.
Sur scène, elle regarde les 250 personnes dans l’audience, puis commence la présentation.
A la fin elle souhaite remercier tout le monde, d’une voix rauque. La pression des 30 derniers mois est relâchée. Les yeux sont maintenant brillants et un nœud lui resserre la gorge. Elle ne pensait pas que caler pouvait lui arriver… mais elle n’arrive pas à terminer sa phrase.

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