Casse-pieds et mieux payés

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Selon une étude américaine, les emmerdeurs, perçus comme plus compétents, ont des salaires de 18% supérieurs à leurs collègues sympas.

par Édouard Launet, Libération le 5 Septembre 2011

Les chieurs et les insupportables sont mieux payés que les autres. Vous avez cru le constater au boulot; aujourd’hui, la recherche en apporte les preuves. Pour démontrer cette conjecture, trois universitaires américains ont mené quatre études aux méthodologies différentes, sur des échantillons de plusieurs centaines de personnes. Le compte rendu de leurs travaux occupe presque 70 pages dans un numéro à paraître du Journal of Personality and Social Psychology (1).

Si la prose est absconse, les conclusions sont claires. Un : être agréable, aimable, courtois, prévenant, altruiste est, pour un homme, désavantageux en terme de rémunération. Deux : pour une femme, cela n’a pratiquement aucun effet (lire ci-contre). Trois : un homme, qu’il soit agréable ou désagréable, a de bonnes chances d’être mieux payé qu’une femme, qu’elle soit agréable ou qu’elle ne le soit pas.

Arbitrage

Pourquoi a-t-on mené une telle étude ? Comment les chercheurs s’y sont-ils pris ? Quelles suites faut-il donner à cette découverte ? Et, d’abord, comment expliquer cet état de fait ? Car la logique voudrait que les gens agréables soient favorisés dans l’entreprise, puisqu’ils permettent un meilleur travail d’équipe, évitent les conflits, font gagner du temps, sont plus estimés.

Or c’est exactement l’inverse qui se produit : ils sont pénalisés. Ces dernières années, les chercheurs en sciences sociales ont formulé pas mal d’hypothèses sur ce paradoxe. Par exemple : les gens agréables ont souvent pour priorité d’avoir de bons rapports avec les autres, au détriment parfois de leur carrière (nous donnons là une traduction en langage commun de la formulation scientifique : «La relation négative entre l’agréabilité et la rémunération est arbitrée par les objectifs d’avancement de carrière.») Ou encore : les gens désagréables sont moins enclins à faire des concessions salariales que les autres. Ou même : les types rugueux sont perçus comme étant plus compétents. Autrement dit, en martien scientifique : «Les individus au niveau bas d’agréabilité sont susceptibles d’être considérés comme étant plus compétents en vertu même de leur manque de chaleur.»

Bref, dans une société qui valorise de plus en plus la compétitivité et l’agressivité, les comportements désagréables sont perçus comme des signes prometteurs. Ils sont donc encouragés. Ainsi la globalisation du marché a-t-elle toutes les chances de favoriser l’émergence d’emmerdeurs de dimension internationale, aux performances quasi olympiques.

Pour étudier la personnalité d’un individu, la psychologie américaine a volontiers recours au «Big Five Inventory», analyse en 44 points qui permet d’explorer les cinq principales composantes d’un caractère : extraversion, agréabilité, conscience (des limites sociales entre autres), névrosisme (plus ou moins grande stabilité émotionnelle) et ouverture (d’esprit). Il est évident que l’agréabilité n’est pas le seul paramètre influant sur le succès professionnel : l’extraversion et le névrosisme, en particulier, jouent également un rôle important. En clair, les types rentre-dedans, genre buffles, peuvent gagner des jolis paquets de pognon, qu’ils soient agréables ou non. Une des grandes difficultés auxquelles se heurte donc toute étude sur la relation revenu/agréabilité est de découpler les effets des différentes composantes du caractère. La recherche en sciences sociales ne se contente pas d’enfoncer des portes ouvertes !

Tests

Trois des quatre études ont été menées sur des cohortes de centaines d’individus, lesquels sont régulièrement interviewés par les chercheurs depuis des années : ces cobayes ont été enrôlés durant leur scolarité et sont toujours suivis alors qu’ils sont entrés largement dans la vie professionnelle. Leur personnalité a été analysée via le Big Five Inventory ou d’autres méthodes. La quatrième étude a consisté à mettre 480 étudiants en management dans la peau d’un DRH et de leur faire étudier des dossiers.

Ces différentes approches ont permis d’établir que les hommes désagréables gagnaient en moyenne 18,31% de plus que les hommes agréables, en simplifiant les choses. Si l’on veut être précis, on dira que cette différence de 18,31% a été constatée entre ceux qui ont un écart type en dessous de la moyenne de l’agréabilité, et ceux qui ont un écart type au-dessus (l’écart type, en statistique, est une valeur mesurant la dispersion d’une population autour d’une moyenne).

Cette pénalisation des types sympas étant scientifiquement constatée, que fait-on maintenant ? On les augmente de 18% ? On réduit le salaire des autres ? Evidemment, les entreprises ne feront rien de tout cela, ne serait-ce que parce que l’on voit mal les salariés se soumettre à des tests de personnalité pour obtenir un ajustement de salaire ! L’étude américaine aura surtout permis d’établir que le monde du travail, tel qu’il va, nous prépare un avenir merdique. On s’en doutait un peu, mais ce progrès de la connaissance n’est-il pas réjouissant en lui-même ?

«Do nice guys -and gals- really finish last ? The joint effect of sex and agreeableness on income», dans «Journal of Personality and Social Psychology», par Timothy A. Judge (University of Notre Dame), Beth A. Livingston (Cornell University) et Charlice Hurst (University of Western Ontario).

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