Les toxic-handlers

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Les « toxic handlers », ces salariés qui absorbent la souffrance de leurs collègues, ont le vent en poupe.

Dans les groupes en crise, certains cadres prennent sur eux d’atténuer le stress de leurs collaborateurs. Un profil de manager qui commence à intéresser les employeurs.
Des entreprises où les collaborateurs sont en souffrance, comme La Poste, Orange ou Renault, il y en a des dizaines. Gilles Teneau les connaît bien. Cet ancien consultant en stratégie est intervenu pendant plus de dix ans dans des groupes en restructuration des secteurs de la banque, de l’assurance et de l’automobile. Il a ainsi constaté que, dans certains, les salariés étaient moins affectés qu’ailleurs par les crises. Moins stressés, moins dépressifs, ils retrouvent aussi un emploi plus vite. Le point commun de ces sociétés ? Elles comptent dans leurs rangs des managers d’un genre particulier : les «porteurs de souffrance» (toxic handlers, en anglais), qui aident leurs collègues à traverser la tempête. Gilles Teneau, docteur en sciences de gestion, enseignant-chercheur au Lemna (université de Nantes), en a interviewé des dizaines et en a fait le sujet de sa thèse, dont est tiré l’ouvrage « Empathie et compassion en entreprise » (Iste Editions). Il nous en dit plus sur ces profils auxquels les entreprises s’intéressent de plus en plus.
Management: Qui sont les « porteurs de souffrance » et quel est leur rôle ?
Gilles Teneau: Ce sont des managers intermédiaires ou des consultants externes qui parviennent à éviter que des centaines de personnes se retrouvent sur le carreau lors des fusions ou des restructurations. Une mission de sauvetage, en somme, où ils agissent à deux niveaux. D’abord auprès des dirigeants, dont ils attirent l’attention sur le sort des collaborateurs menacés de licenciement : ils obtiennent que des mesures d’accompagnement et de reclassement soient prises. Ensuite auprès de leurs collègues inquiets de leur avenir. Ils captent une partie de leur stress et leur évitent de tomber dans la dépression. Voilà pourquoi on les appelle aussi les «absorbeurs d’angoisse»
Management : Est-ce une fonction qui apparaît dans les organigrammes ?
Gilles Teneau : Pas du tout. Ce n’est pas un poste, c’est un rôle que des cadres jouent pendant une crise. Les entreprises et les administrations commencent juste à s’y intéresser. Mais elles n’ont pas encore institué la fonction. Dommage, car elles auraient tout à y gagner…
Management : Quel est le profil de ces managers ?
Gilles Teneau : Deux conditions doivent être réunies pour qu’ils se manifestent : que leur société traverse une crise et qu’ils aient éprouvé une peine profonde. Par exemple, j’en ai rencontré un dont l’enfant souffrait d’une maladie grave. Ils comprennent d’autant mieux la souffrance des autres qu’ils y ont été eux-mêmes confrontés. Pour le reste, ils travaillent depuis longtemps dans leur société où ils sont particulièrement appréciés. Ils sont des experts dans leur domaine, on ne s’en sépare pas facilement. Enfin, ils n’ont pas peur de prendre des risques et sont prêts à intervenir en réunion de direction pour dire : «Là, ça ne va pas, nous devons changer notre façon de faire.» Ils ont un tempérament d’«intrapreneur».
Management : Cependant, ils n’agissent pas tous de la même façon ?
Gilles Teneau : Effectivement, j’ai repéré trois sortes de toxic handlers. Tout d’abord, les «porteurs de confiance», des gens sympathiques et à l’écoutemais qui protègent leurs arrières. Dès que la crise s’aggrave et que la souffrance se fait plus vive, ils disparaissent et ne se mouillent pas. C’est, de loin, le type le plus répandu. Ensuite, il y a les vrais toxic handlers, que j’ai appelés les «porteurs de souffrance». Eux se mettent véritablement à la place de leurs collègues. La douleur des autres est leur douleur. Ce sont ceux qui agissent le plus pour aider leurs collaborateurs. Mais comme ils ont l’impression de ne jamais en faire assez, ils accumulent de la frustration et se mettent en danger : ils peuvent aller jusqu’au burn-out. Par exemple, j’en ai interrogé un qui, après avoir joué ce rôle pendant trois ans, a quitté son entreprise, a déménagé et a même changé de métier. Un second, qui avait pourtant réussi à éviter des dizaines de licenciements, a fait une dépression : du jour au lendemain, il a été incapable de travailler. Alors qu’il était cadre de haut niveau, il s’est retrouvé au RSA. Il lui a fallu cinq ans pour se reconstruire.
Management : Reste le dernier type de toxic handler, les «porteurs de compassion»…
Gilles Teneau : Ce sont des cadres que l’on trouve surtout dans les ONG et les associations humanitaires. Le malheur des autres leur donne l’énergie d’avancer. Ainsi, dans une association qui traversait de grandes difficultés, j’ai croisé une femme atteinte d’un cancer et qui était en plein divorce. Pourtant, elle débordait d’énergie pour soutenir ses collègues et imaginait sans cesse de nouvelles solutions pour relancer la structure. Ces personnes-là font preuve d’une force de caractère phénoménale. Elles ne renoncent jamais dès lors qu’elles sont persuadées d’agir en fonction de ce qu’elles estiment être juste. On en rencontre très peu dans les entreprises : selon moi, seuls Richard Branson, William Hewlett et David Packard correspondent peut-être à ce profil.
Propos recueillis par Sébastien Pierrot, pour Capital.fr

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