Subvertir le Concept d'Inaptitude

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Le médecin du travail face au harcèlement professionnel

par Catherine ROCHE , Martine IMBEAUX, Marie-Christine SOULA, Nicolas SANDRET, Paul BOUAZIZ, Marie PEZE
 
Subvertir : du latin subvertere, mettre sens dessus dessous
 
Le recours à la règle de droit et à la démarche juridique est une des réponses à la maltraitance au travail. L’utilisation de stratégies médico-administratives permettant de sortir le salarié d’un contexte de travail pathogène, est un autre type de réponse, construite entre l’intéressé et les professionnels de la santé au travail. Aucune possibilité ne doit être négligée : inaptitude temporaire, arrêt-maladie, changement de poste, reclassement professionnel… jusqu’à l’inaptitude à tout poste dans l’entreprise . Mais le terme « inapte » est quelquefois perçu comme une terminologie d’incompétence et de déqualification et se doit alors d’être revisité, dégagé de sa signification personnelle et même intrapsychique, donc « subverti » si l’on veut qu’il participe à la restructuration du salarié décompensé.
 

Le rôle du médecin du travail

Il faut redire avec force la centralité du travail dans la construction identitaire, dans le maintien d’un équilibre psychique et somatique. Le travail est la voie royale d’expression des pulsions personnelles dans une issue compatible avec l’insertion sociale. Quant à la reconnaissance de la qualité du travail accompli, elle est la réponse aux attentes subjectives quant à l’accomplissement de soi. Alors la fatigue, les difficultés, les doutes s’évanouissent devant la contribution à l’œuvre collective et la place que l’on a pu se construire parmi les autres (Dejours, 1996, Peze, 1999). Mais l’augmentation massive des pathologies dans le monde du travail confronte les cliniciens de la santé au travail à un dur constat : les TMS, les syndromes anxio-dépressifs, les décompensations psychosomatiques, les passages à l’acte violent, les suicides, les névroses traumatiques dans les suites d’accident de travail ou de situation de harcèlement professionnel, ne sont plus des phénomènes mineurs. Le travail n’est plus alors objet de construction identitaire, mais source de décompensation physique et/ou psychique.
La mission du médecin du travail est bien d’« éviter toute altération de la santé du salarié du fait de son travail… » avec ses corollaires : protéger et prévenir. Les outils dont dispose le médecin du travail dans les situations de maltraitance pour prévenir, protéger, réinsérer existent. Chaque situation appelle une combinaison originale de ces éléments. Développer des pratiques de coopérations, une pluridisciplinarité qui ne soit pas une compilation de spécialistes mais la mise en commun des savoir-faire de chacun, est une nécessité devant cette pathologie à l’interface du psychologique, du travail et du social.
Le médecin du travail, par son rôle de clinicien préventeur au sein de l’entreprise, devrait être en mesure de dépister les formes d’organisation du travail génératrices d’isolement et diagnostiquer en amont les symptômes laissant craindre l’émergence d’une décompensation psychologique chez un ou plusieurs salariés. Il doit alors alerter les préventeurs de l’entreprise, employeur, CHSCT , délégué du personnel, afin qu’une prise en charge collective de la question puisse être menée dans l’entreprise.
Le médecin du travail peut également, s’il constate une dégradation nette de la santé mentale et physique du sujet, en lien avec ses conditions de travail, en vertu de l’article L241-10-1, demander une mutation ou un aménagement de poste. Il peut aussi utiliser l’inaptitude temporaire, associée à l’orientation vers le médecin généraliste pour un arrêt-maladie, est la première mesure, faire cesser le harcèlement étant une urgence. Il peut si nécessaire s’appuyer sur le médecin inspecteur du travail qui est en position de tiers, d’appui et de conseil tant auprès du patient que du médecin et de l’inspecteur du travail. Les consultations de pathologie professionnelle ou les consultations spécialisées peuvent renforcer l’action des acteurs du réseau.
Le psychiatre ou psychothérapeute doit être sollicité précocement pour éviter une aggravation de la décompensation et traiter par les techniques psychothérapiques adaptées, l’état traumatique.
En cas d’échec de cette mobilisation collective et lorsque le médecin du travail a épuisé l’arsenal thérapeutique que sont l’arrêt de travail, la médicalisation temporaire et/ou le changement de poste, lorsq’il y a eu alerte de tous les partenaires de l’enteprise et absence de solution, l’inaptitude définitive à tout poste dans l’entreprise demeure la réponse médico-administrative la plus puissante pour faire cesser un harcèlement et faire sortir un salarié de l’entreprise, en préservant ses droits sociaux. Cette réponse demande la participation active du salarié devenu acteur de sa situation et non victime.
 

Historique du concept d’aptitude /inaptitude en médecine du travail

En 1947 la visite d’embauche détermine si le salarié est médicalement apte au travail. Puis les décrets successifs(19755, 1986) instaurent l’aptitude comme conclusion obligatoire de tous les actes médicaux. Si L’article L 241.10.1 (1976) précise les missions du médecin du travail «habilité à proposer des mesures individuelles telles que mutations ou transformations de postes, justifiées par des considérations relatives à l’âge, à la résistance physique ou à l’état de santé des travailleurs… », il faudra attendre 1981 pour voir apparaître la notion d’inaptitude (article L 122.32.5), renforcé le 31 dec 1992 par l’article L 122.24.4 : « à l’issue des périodes de suspension de contrat de travail consécutive à une maladie ou un accident, si le salarié est déclaré par le médecin du travail inapte à reprendre l’emploi qu’il occupait précédemment, l’employeur est tenu de lui proposer un autre emploi approprié à ses capacités, compte tenu des conclusions écrites du médecin du travail et des indications qu’il formule sur l’aptitude du salarié à exercer l’une des tâches existantes dans l’entreprise. », et le R 241-51-1 du 14 mars 1986. « sauf dans le cas où le maintien du salarié à son poste de travail entraînerait un danger immédiat pour la santé ou la sécurité de l’intéressé ou celles de tiers, le médecin du travail ne peut constater l’inaptitude du salarié à son poste de travail qu’après une étude de ce poste et des conditions de travail dans l’entreprise et de deux examens médicaux de l’intéressé espacés de deux semaines. ».
La législation laisse des impasses juridiques. En effet, si l’inaptitude permet au salarié en grande difficulté de quitter l’entreprise où sa santé est en jeu (R 241-51-1) en préservant ses droits sociaux, l’employeur (L122-24-4) peut en fait prendre seul la décision d’appliquer ou non les avis du médecin du travail, ce qui va parfois à l’encontre des intérêts médico-sociaux des salariés. Les médecins du travail sont confrontés à cette réalité quotidienne, même si la loi précise que l’employeur est tenu de prendre en considération les propositions faîtes par le médecin. Rappelons que s’il ne peut proposer un autre emploi, l’employeur n’est tenu de faire connaître par écrit les motifs qui s’opposent au reclassement que dans le cadre d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle.
 

L’inaptitude du côté du médecin du travail

« Il n’y a pas de soins de qualité sans confidences, de confidences sans confiance, de confiance sans secret » (Bernard Hoerni)
Pour forger son opinion, le médecin du travail doit s’appuyer sur les données recueillies au cabinet médical, là où la parole du patient se libère sous couvert du secret professionnel. L’analyse et la compréhension de la situation passent par le repérage du tableau clinique spécifique des salariés harcelés, par le repérage dans le récit du patient des techniques de harcèlement répertoriées, par le repérage de convergences entre les témoignages entendus et écrits d’autres salariés et celui du patient. Enfin dans les cas complexes, le médecin du travail devra s’appuyer sur des pratiques de coopération pluridisciplinaire permettant d’aboutir à une prise de décision collégiale, le savoir-faire de chacun, médecin généraliste, médecin inspecteur, psychothérapeute, expert, permettant la réponse la plus appropriée au problème posé.
L’avis du médecin du travail, au terme de l’analyse de la situation du salarié, surtout s’il s’assortit d’un aspect restrictif, de propositions de reclassement, ou d’une inaptitude, doit toujours être formulé avec le consentement participatif et éclairé du salarié. Il s’agit ici d’un véritable travail de construction de la décision en plusieurs étapes : sortir le sujet de la situation pathogène afin qu’il retrouve littéralement ses esprits, lui faire entendre progressivement au fil de l’appréciation clinique de son état, les enjeux sociaux, professionnels et psychiques de toutes les solutions envisagées. La notion de temps est incontournable qui permet au salarié de modifier progressivement sa position, disons même sa posture vis à vis de son travail, de son entreprise, de sa santé. Le dialogue intersubjectif avec le médecin du travail est donc particulièrement précieux. Mais la représentation sociale négative du mot « inaptitude » pour un salarié compétent, expérimenté, pourrait déboucher sur un vécu d’échec, si la notion d’inaptitude ne se devait d’être présenté par le médecin du travail comme un puissant outil de subversion d’une situation d’impasse.

– Par subversion, l’inaptitude devient une prescription thérapeutique éloignant le patient de la situation dangereuse, le faisant passer de l’état de victime subissante à celui de patient actif et convalescent, capable d’imaginer un nouvel avenir professionnel.
– Par subversion, l’inaptitude devient l’outil stratégique pour contrer les projets de l’entreprise : soumettre ou faire partir à moindre coût.
– Par subversion, l’inaptitude n’est pas celle du salarié, mais bien celle de l’entreprise. Si l’entreprise n’assure pas la santé des salariés tel que prévu par le cadre législatif (L230-2), c’est elle, qui par son comportement fautif conduit le salarié à l’inaptitude.

 

L’inaptitude du côté du salarié

L’ inaptitude ne peut se concevoir que dans le cadre d’une souffrance majeure au travail. Les salariés qui ne parvenant plus à progresser, ne trouvant plus de satisfaction, ou n’acceptant pas l’organisation mise en place, réclament une inaptitude leur permettant de bénéfier quelque temps d’une protection sociale, sont à repérer car l’outil que réprésente l’inaptitude perdrait alors tout sens thérapeutique et toute crédibilité.
La décision d’inaptitude face à la maltraitance peut être considérée par certains comme une dérive compassionnelle. La souffrance au travail n’est pas comme radio-transparente, on pourrait le penser, mais elle se mesure par le repérage des tableaux cliniques spécifiques qu’elle déclenche, rendant alors l’inaptitude aussi légitime que dans le cas d’atteintes métaboliques ou de lésions organiques. C’est pourquoi l’inaptitude se doit d’être réfléchie, argumentée, discutée en réseau pluridisciplinaire pour devenir un modèle clinique solide. Ici comme ailleurs, la réflexion coopérative, la mise sous le regard des autres des pratiques professionnelles, des interrogations, permettent l’avancée des savoir-faire, l’évolution des règles de métiers, et la construction de solutions adaptées à l’intérêt des salariés.
Du côté du salarié, l’inaptitude doit être expliquée dans ses conséquences médico-sociales, dans sa signification symbolique et s’accompagne donc d’un temps d’élaboration propre à chaque patient. Temps nécessaire à la sortie de la décompensation, au deuil de l’emploi dans cette entreprise, des enjeux affectifs du départ vis à vis du poste et des collègues, temps de réinvestissement d’un futur professionnel positif.
 

Du côté de l’entreprise

Si l’inaptitude bien comprise donne un gain thérapeutique immédiat pour le patient, comment peut-elle être source de prévention dans l’entreprise ? Le secret professionnel impose certes des limites aux possibilités d’intervention mais certains outils permettent au médecin du travail de subvertir l’inaptitude et de remplir sa mission :

– la déclaration de maladie à caractère professionnelle permet de mettre en avant la responsabilité de l’entreprise dans la sortie forcée du salarié. (c’est aussi un acte fort pour aider le salarié à déculpabiliser donc à guérir)
– le bilan de santé global de l’entreprise peut faire état du turn-over, de l’absenteisme, de la consommation médicamenteuse, des conduites addictives, du mal-être exprimé.
– La fiche d’entreprise (qui peut intégrer le bilan de santé global de l’entreprise) remise à l’employeur et à disposition de l’Inspection du Travail, est un document qui prend acte de la souffrance au travail.
– le rapport annuel du médecin peut rendre compte de l’accroissement des indicateurs de souffrance organisationelle: augmentation de la fréquence et des urgences sur les lieux de travail pour conflit, violence, tentative de suicide, décompensation psychiatrique. Augmentations des pathologies somatiques et psychiques. Augmentation des consommations de psychotropes, d’alcool, de tabac ou autres drogues.
– l’alerte du CHS-CT sur la base d’indicateurs objectifs de souffrance peut permettre une prévention.
– les écrits du salarié adressés à son employeur et dont il a fait copie au médecin du travail peuvent devenir un outil de prise de contact avec le responsable de l’entreprise.
– L’inaptitude peut-être l’occasion pour le médecin du travail d’un rappel ou d’une participation aux formations concernant les besoins fondamentaux des salariés: besoins physiologiques, besoins de sécurité, besoins sociaux, besoins d’autonomie, besoins de sens et prise en compte de ces besoins dans l’organisation du travail. Cette prise en compte peut éviter ressentiments et dysfontionnements, créer un projet mobilisateur dans une cohérence perceptible par tous. Le médecin du travail confirme ainsi son rôle de conseiller des acteurs de l’entreprise.

 

En conclusion

Le réseau de décision collégiale, médecin du travail, médecin inspecteur, médecin généraliste, médecin conseil, psychanalyste, psychiatre est perçu par le patient comme une forte structure collective qui vient le sortir de la situation de maltraitance, pathologie de la solitude. Le gain thérapeutique est immédiat. L’inaptitude dont le sens péjoratif a été subverti, devient alors l’aboutissement du travail collectif, un outil collégial réfléchi, un levier de redémmarrage et de reconstruction de soi. .
 
Bibliographie.
Bouaziz P, 2000, « Essai d’approche juridique du harcèlement moral dans les relations de travail ». Le Droit Ouvrier.
Dejours C, 1993, Travail usure mentale, Bayard, Paris.
Dejours C., 1998, Souffrance en France, Seuil, Paris.
Drida M., Engel E., Litzenberger M., 1999, « Du harcèlement ou la violence discrète des relations de travail », Actes du 2ème CIPPT, Paris.
Grenier-Peze M, 2000. « Le harcèlement moral : approche psychosomatique, psychodynamique, thérapeutique ». Le Droit Ouvrier.
Grenier-Pezé M; Soula M.C., Sandret N., Bouaziz P., Roche C., Imbeaux M. “La maltraitance dans les relations de travail: prise en charge pluridisciplinaire”. Le Concours Médical, Octobre 2001.
Grenier-Peze M, 2000 : « Contrainte par corps : le harcèlement moral » ; Travail Genres et sociétés. Dossier : harcèlement et violence, les maux du travail. Mai 2001
Hirigoyen M-F, 1998, Le harcèlement moral, Syros, Paris.
Leymann H.,1996, Mobbing, la persécution au travail. Le Seuil
Sironi F, 1999, Bourreaux et victimes, Odile Jacob, Paris.

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