Accélération, fuite du temps : « Le burn-out menace quasiment tout le monde »

Burn Out

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Plus la modernité nous permet, en théorie, de gagner du temps dans nombre de nos actions, plus le « temps libre » semble se faire rare. Cette accélération permanente n’épargne personne, ni aucune sphère de nos vies, selon le sociologue et philosophe Hartmut Rosa.

Si elle affecte autant chacune et chacun de nous, c’est qu’elle régit en profondeur les structures des sociétés occidentales. Au point de nous faire perdre de vue ce qui constitue l’essentiel, et de constituer une menace mortelle pour l’avenir de la démocratie et de la planète. Entretien, dans le cadre d’un partenariat avec la Revue Projet.

Revue Projet : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au thème de l’accélération ?

Hartmut Rosa [1] : J’étais d’abord intrigué par le fait que nous soyons si efficaces pour gagner du temps, grâce à la technologie sous toutes ses formes – jusqu’au four à micro-ondes et au sèche-cheveux – sans que nous en ayons pour autant. Gagnant du temps dans tous les domaines – étant plus rapide dans mes déplacements, dans mes communications, dans chacune de mes actions – il m’en manquait toujours ! Je me suis donc demandé : où va le temps ? Comparé à ce qu’il en était il y a quarante ou deux cents ans, on devrait être dans l’abondance de temps ; or, c’est l’inverse. J’ai voulu comprendre ce paradoxe, et quel était le lien entre ces deux réalités : gagner du temps d’un côté et ne pas en avoir de l’autre. L’histoire de la modernité est vraiment l’histoire de cette tension, qui paraît empirer. Ensuite, je me suis interrogé sur la manière dont nous menons nos vies. Quels sont les facteurs déterminants pour ce que l’on fait au quotidien ?
J’ai consacré mon doctorat au philosophe canadien Charles Taylor qui explique que nous avons des « évaluations fortes » : nous savons ce qui est vraiment important et nous suivons ces évaluations dans nos vies. Mais, au quotidien, le plus pressant l’emporte sur ce qui compte vraiment. Il y a toujours une échéance et le besoin d’aller vite. Lorsque nous éduquons nos enfants, nous leur disons de commencer par faire les choses les plus importantes, mais nous agissons différemment : nous parons au plus pressé. Beaucoup de choses importantes n’ayant pas d’échéance fixe ou de date limite, nous ne les faisons jamais.
Cette rareté du temps a des conséquences sur nos manières de vivre. Enfin, c’est la différence entre village et métropole, où tout va tellement plus vite, qui m’a frappé. Je viens d’un petit village dans la Forêt noire. J’ai fait mes études à Fribourg, puis à Londres, ensuite à Berlin pour mon doctorat en sciences politiques avec Axel Honneth, et plus tard à New York, où j’ai écrit mon livre sur l’accélération. Chaque fois que je reviens dans mon village, je constate que la principale différence avec les grandes villes est la manière d’être au monde, liée à l’appréhension du temps.

Quand et comment ce phénomène est-il apparu ?

Imaginons que des extraterrestres nous observent. Que verraient-ils ? Pendant des siècles, le monde était plutôt stable et statique, même s’il ne l’est jamais vraiment : parfois des gens y voyageaient sur de longues distances, comme Marco Polo, et des populations migraient. À partir du 18ème siècle, les hommes essayèrent de se déplacer plus vite. Ils bâtirent des routes sans aucun virage pour se déplacer plus rapidement, changèrent plus souvent de chevaux… La technologie n’était pas première dans cette dynamique, mais il y avait comme un appétit pour la vitesse.
Puis vint la machine à vapeur. Les extraterrestres verraient qu’à partir de là, il y eut de plus en plus de bateaux, naviguant nettement plus rapidement, et en même temps le développement du chemin de fer. Au début, les rails ne couvraient que de petites distances. Celles-ci s’allongèrent, les trains gagnèrent en vitesse, un réseau ferré se constitua en Europe, aux États-Unis, en Inde. Il y eut aussi le vélo, qui sonne mieux en français qu’en anglais (« bike »), évoquant la vélocité. Au sein des villes, on observait ce double mouvement : plus de déplacements, à un rythme plus rapide. Les voitures arrivèrent qui dynamisèrent énormément le monde et, finalement, l’avion…
Aujourd’hui, à chaque instant de la journée, un à deux millions de personnes sont dans les airs. Cela ne concerne pas seulement les gens, mais aussi les biens et les matières premières. Ce phénomène est redoublé par la vitesse du capital, de l’information et des communications. L’accélération sociale est cette mise en mouvement du monde. Elle n’est pas que technique et matérielle : elle concerne aussi le changement social. Et ce changement s’accélère, car les gens réagissent : ils cherchent à augmenter leur rythme de vie pour ne pas être distancés. Or cette rareté du temps, l’impression d’en manquer, n’ont rien à voir avec la rapidité avec laquelle nous agissons.
On est pressé en raison de la somme des tâches à faire qui a explosé : le nombre d’entrées sur notre « to do list » (pense-bête) surpasse le temps dont nous disposons. Les attentes légitimes se sont démultipliées : on attend de plus en plus de nous et chacun attend de plus en plus de soi-même et des autres. Ces attentes ne se limitent pas au monde du travail : prendre soin de sa famille, entretenir sa forme, etc. Nous les nourrissons nous-mêmes : nous voulons partir en week-end ou en vacances dans tel endroit, aller au cinéma, écouter des concerts, que sais-je encore.

Quelle part imputer à la technique ?

Dès que nous acquérons un Smartphone, cela modifie notre manière d’être. Il transforme la manière dont on communique, dont on travaille et avec qui on travaille. Nous nous disons : « Je pourrais faire ceci, vérifier cela ». La sociologue Judy Wajcman explique dans Pressed for time [2] que les technologies sont toujours socialement façonnées. Les courriels sont un cas intéressant. Aujourd’hui, les gens y répondent dans un délai d’une dizaine de minutes ou de quelques heures : ce n’est pas la technologie qui force à être si rapide. Nous vivons dans une société qui ne peut se stabiliser, reproduire ses structures, qu’en mouvement. Pour maintenir notre société, nos institutions, il nous faut de la croissance, de l’innovation – il faut toujours innover ! Cette logique globale mène à une spirale de l’accélération [3].
Presque partout en Europe, responsables politiques et économistes insistent sur la nécessité de poursuivre la croissance économique. Ils craignent une récession, « slow-down » en anglais. L’économie capitaliste a besoin de créer plus de valeur, chaque année, et donc d’augmenter la productivité, de produire plus en moins de temps. C’est aussi lié à la dette et au retour sur investissement attendu de tout placement. Cette logique se transfère au niveau individuel à travers la compétition, qui n’est pas réservée au domaine économique et au monde du travail. Le moteur n’en est pas tant la cupidité que la peur. Peur de perdre son emploi, de ne pas avoir une couverture sociale et une retraite suffisantes…
Le capital économique n’est pas le seul en jeu. Le capital culturel est peut-être plus important encore. Il faut être à la page dans ses compétences, son savoir. De même pour le capital social : il faut rester dans le jeu, connaître les bonnes personnes, être impliqué dans différents projets. Enfin, les gens se préoccupent énormément aujourd’hui de leur « capital corporel » : il faut rester en forme, être mince, créatif, dynamique… Alors on travaille sur son corps, on s’entraîne – les Américains disent « work out » – pour avoir le bon look, être en bonne santé, avoir la bonne pression artérielle. Et, bien sûr, le lien se fait avec l’incorporation de la technologie. Les premiers implants électroniques mesurant toutes les données sur votre état physique ont été créées dans le but d’améliorer ce capital corporel. La logique de croissance et d’accélération s’empare de notre esprit et de notre corps.

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Notes
[1] Né en 1965, Hartmut Rosa, sociologue et philosophe, est professeur à l’université Friedrich Schiller de Iéna et directeur du Max-Weber-Kolleg à Erfurt,en Allemagne. Il est notamment l’auteur de Accélération. Une critique sociale du temps (2010, 2013) et d’Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (2012 et 2014), à La Découverte.
[2] Pressed for time. The acceleration of life in digital capitalism, University of Chicago Press, 2015.
[3] Hartmut Rosa a schématisé cette spirale : cf. Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010, fig. 9, p. 190.

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