Entretien avec Thomas Coutrot à propos de son livre "Libérer le travail"

Burn Out, Emploi et Chômage, Livres, Stress Travail et Santé

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Promouvoir des formes d’organisation du travail qui attachent plus d’importance au « travail vivant » : celui qui ne consiste pas seulement à exécuter des tâches et suivre des « process« , mais qui oblige à faire usage de sa raison et de ses sens.

Cette démarche, qui semblerait mériter d’être une priorité des organisations syndicales, peine encore à se mettre en place. Pourtant, les enjeux d’une libération du travail paraissent évidents si l’on prend le temps d’y réfléchir, comme le montre Thomas Coutrot dans son nouveau livre Libérer le travail* .
Nonfiction : Pourquoi est-il si important de s’intéresser au travail vivant si l’on veut favoriser l’émergence d’une organisation économique et sociale plus égalitaire et durable ? Comment le définiriez-vous ?
Libérer le travail Pourquoi la gauche s'en moque et pourquoi ça doit changerThomas Coutrot : Les sciences du travail – ergonomie, psychologie, psychodynamique… – ont montré que le travail n’est jamais une simple exécution d’ordres ou de consignes. Toute activité de travail, même apparemment non qualifiée, se confronte à l’imprévu, à la résistance du réel. Pour faire correctement leur travail, y compris du point de vue du management, les travailleurs doivent déployer ingéniosité, sensibilité, créativité, expérience, empathie avec les clients ou usagers, coopération avec les collègues… bref, tout leur « travail vivant ». Les machines et les consignes résultent d’un travail antérieur – ce sont du « travail mort » – mais il n’y a pas de production de richesse sans travail vivant. Comme l’écrivait la philosophe Simone Weil, « les propriétés de la matière aveugle et indifférente ne peuvent être adaptées aux fins humaines que par le travail humain ». La souffrance au travail provient de la tentative managériale d’éradiquer systématiquement, par l’organisation et la technologie, cette dimension imprévisible et proprement humaine du travail. Mais du coup on construit un monde artificiel, inhospitalier et inhumain.
Mais tout d’abord les salariés sont-ils réellement malmenés au travail et comment pouvons-nous prendre la mesure de ce qui est ainsi perdu ou gaspillé ?
Depuis vingt ans on a énormément de témoignages sur la souffrance au travail mais on avait peu d’éléments précis sur la fréquence de ces situations. Je propose dans le livre une cartographie des situations de travail à partir des enquêtes statistiques les plus récentes sur le sujet. Le bien-être psychologique des personnes y est mesuré par un score élaboré par l’OMS (l’Organisation mondiale de la santé) et fondé sur cinq questions. En bref, pour environ la moitié des actifs, le travail (ou son absence, le chômage) affecte sérieusement le bien-être psychologique ; pour un tiers, il est au contraire positif, et pour les autres il est neutre. Le travail peut faire très mal : les 10% les plus exposé.e.s ont un risque de dépression sévère multiplié par presque trois. Cette souffrance est particulièrement vive pour certaines catégories de professions peu reconnues et mal rémunérées, comme les caissières, les aides-soignantes, les ouvriers non qualifiés de la manutention ou de la métallurgie… Quant aux salarié.e.s qui vont bien à un moment donné, ils ou elles ne sont pas à l’abri d’une restructuration qui peut les faire basculer de l’autre côté.
Où trouver les éléments théoriques et les expériences pratiques pour soutenir une telle orientation ? Que peut-on tirer, aujourd’hui, des expériences les plus abouties sur ce plan ?
La philosophie spontanée du management c’est le taylorisme : l’idée qu’en standardisant le travail on peut réduire le travailleur à un « gorille », comme le disait cyniquement Taylor. La lean production (production allégée), la rationalisation technocratique, la révolution numérique visent à standardiser, codifier, automatiser au maximum le travail, pour réduire les coûts et éliminer les aléas humains. Aujourd’hui le temps d’un consultant ou d’une infirmière est chronométré comme l’était celui d’un OS il y a cent ans ! Mais cela ne marche qu’en apparence. Certes les ratios financiers sont excellents, mais la qualité et la durabilité se dégradent, et quand elles se maintiennent c’est au prix d’un burn-out des salarié.e.s. Depuis longtemps certains managers – que j’appelle « humanistes » – se sont aperçus des énormes faux-frais du taylorisme. Ils ont expérimenté des organisations non-tayloriennes reposant sur la décentralisation des pouvoirs de décision sur le travail. Dans les années 70-80 les équipes autonomes ont fait la preuve de leur efficacité économique, aujourd’hui c’est le « travail collaboratif » et « l’intelligence collective » qui s’affirment. Des entreprises décentralisent totalement et avec succès les décisions opérationnelles auprès des travailleurs de base, y compris celles qui concernent les investissements, les embauches, la politique commerciale… « L’entreprise libérée » est en grande partie un phénomène de mode mais certaines expériences sont passionnantes car elles mettent en œuvre des modes d’organisation tout à fait innovants comme l’autogouvernement ou l’holacratie. Dans le livre j’essaie de distinguer le bon grain de l’ivraie dans toute cette littérature foisonnante. Mais l’histoire du management humaniste montre une chose : ces expériences ne durent qu’exceptionnellement, tant les dirigeants ont horreur de lâcher prise. Dès qu’un patron hétérodoxe s’en va, ses successeurs reviennent au business as usual, même en sacrifiant les résultats et la motivation des salariés.

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* Thomas Coutrot : Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Flammarion, mars 2018.

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