JURISPRUDENCE RÉCENTE : Reconnaissance des suicides ou tentatives de suicides en arrêt de travail (AT) et faute inexcusable

Dans la Loi

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Mise à jour, par M.P., Inspecteur du travail, de l’actualité jurisprudentielle sur les suicides et tentatives de suicides reconnues comme accidents du travail

Reconnaissance AT et faute inexcusable

Cour d’appel de Rennes, 15.12.2021 (n° 20/02339) :  le suicide d’une salariée est reconnu comme accident du travail au motif que « bien survenu au moins partiellement par le fait du travail », la cour retenant à la fois des reproches injustifiés alors même que la salariée était en surcharge de travail et le licenciement de cette salariée de 51 ans ayant dix ans d’ancienneté,  pour un motif de désorganisation consécutive à son « absence prolongée », du fait de son arrêt de travail pour burn-out, « la circonstance que l’entretien auquel elle a été convoquée s’est déroulé sans qu’il en résulte d’altération brutale de son état mental ne [pouvant] suffire à ôter à l’annonce de son licenciement le caractère d’un événement professionnel violent et brutal alors même que cette lettre fait peser sur elle, pourtant simple secrétaire administrative, la responsabilité de la désorganisation de l’entreprise ».

Cour d’appel de Montpellier, 01.12.2021 (n° 17/06379) : est reconnu en accident du travail le suicide du salarié, « la cour retient que si le suicide de M. M E est, comme tout suicide, un phénomène multifactoriel dépourvu d’une cause unique, il a été déterminé essentiellement par la dégradation des conditions de travail du salarié qui se trouvait pris entre les contraintes de son environnement professionnel et les exigences de sa direction qui ne lui allouait pas les ressources nécessaires pour y faire face. Dès lors, le suicide du salarié est survenu du fait du travail et constitue bien un accident du travail ». « L’employeur, qui a soumis durant plusieurs mois le salarié à une dégradation continue de ses conditions de travail, et qui a reçu à plusieurs reprises ses doléances, aurait dû avoir conscience du danger auquel se trouvait exposé le salarié et prendre les mesures nécessaires pour l’en préserver. Tel n’est pas le cas en l’espèce, de l’aveu même de l’employeur qui explique n’avoir pu prendre aucune mesure de protection faute de conscience du danger. Dès lors, l’employeur a bien commis une faute inexcusable ».

Cour d’appel d’Amiens, 28.09.2021 (n° 20/03840) : la tentative de suicide d’une salariée, suite à une altercation avec une responsable, dans un contexte de « remarques désobligeantes de ses collègues, de leur moqueries, des critiques incessantes de son travail, de l’acharnement de certains de ses collègues à son encontre », et alors même qu’elle avait informé la directrice de l’établissement de ces conditions de travail, constitue un accident du travail et une faute inexcusable de son employeur.

Cour d’appel de Colmar, 29.07.2021 (n° 19/00791) : une tentative de suicide commises dix minutes avant le début du travail, sur le chantier sur lequel il devait travailler, et dans un contexte où il avait été convoqué par son employeur pour un entretien préalable à sanction, bénéficie de la présomption d’imputabilité et est reconnue comme accident du travail, faute pour la CPAM « d’établir que le travail n’a joué aucun rôle dans la survenance de la tentative de suicide ».

Cour d’appel de Paris, 11.06.2021 (n° 19/05140) : le suicide d’un salarié à son domicile après avoir reçu un appel téléphonique de l’employeur lui disant « de ne pas se présenter à son poste en lui indiquant qu’un entretien [de nature disciplinaire] serait organisé avec la directrice le lundi suivant » est en lien avec le travail et justifie la reconnaissance en accident du travail. La cour relève en effet que « l’appel téléphonique du 20 avril 2012 à 16h45 est directement à l’origine du suicide de M. Q ; Mme P lui a alors subitement ordonné, de manière particulièrement agressive, de ne pas se présenter à son poste de travail pour les trois prochaines nuits et l’a informé de sa convocation par la directrice de l’établissement le lundi suivant ; qu’il l’a alors rappelée pour demander davantage d’explications et il lui a été répondu qu’il avait rencontré ‘un problème’ avec l’une des résidentes ; après avoir tenté de rencontrer sa supérieure en se rendant immédiatement au foyer avec son épouse, il est revenu à son domicile où il s’est trouvé dans un état d’angoisse et d’abattement particulièrement aigu qui s’est dégradé au fil des heures ; il n’a pas dormi les deux nuits suivantes ne pouvant surmonter cet état d’angoisse extrême et s’est finalement suicidé dans la nuit du 22 au 23 avril, soit un peu plus de 48 heures après les entretiens téléphoniques avec sa supérieure. Cet appel téléphonique de Mme P survenu le 20 avril 2012 est un événement soudain qui est survenu à une date certaine ».

Cour d’appel de Paris, 28.05.2021 (n° 17/05978) :le suicide du salarié, après « l’annonce brutale de la rupture de sa période d’essai », constitue un accident du travail et une faute inexcusable de l’employeur. « Il convient de relever que l’employeur aurait dû avoir conscience du caractère brutal de la rupture de la période d’essai pour ce jeune homme qui était en début de contrat et qui s’investissait dans son travail, […] la conscience que l’employeur aurait dû avoir du caractère brutal de la rupture de la période d’essai est confortée par la réaction du salarié qui par sa réflexion manifestait sa sidération et son incompréhension de la situation », ce qui permet à la cour de caractériser la faute inexcusable.

Cour d’appel de Lyon, 16.06.2020 (nº 19/03616) : le suicide d’un salarié dans la salle des machines de l’entreprise, qui expliquait se sentir « complètement dépassé par sa charge de travail », et dont l’amplitude horaire de cinquante heures hebdomadaires en moyenne, observée sur plusieurs mois précédents l’acte suicidaire témoigne d’une charge de travail manifestement importante, justifient la reconnaissance du passage à l’acte en accident du travail et de la faute inexcusable de l’entreprise. A noter que l’entreprise dans ce même dossier a également été condamnée le 26.04.2021 par le tribunal correctionnel de Roanne à 20000 euros d’amende.

Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 17.01.2020 (n° 18/13300) : le suicide d’un salarié, « lié à une surcharge de travail, au stress engendré par la cadence de travail et la peur de perdre son emploi », et dont l’enquête de l’inspection du travail a démontré qu’il avait été victime d’agissements de harcèlement moral, est un accident du travail et constitue une faute inexcusable de l’employeur.

Cour de cassation, 28.11.2019 (n° 18-23987) : est reconnu comme accident du travail le suicide d’un salarié « à son domicile, le […], quelques heures après avoir pris connaissance de la lettre de notification de son licenciement pour faute grave », son décès présentant un lien étroit avec son travail justifiant la reconnaissance de son caractère professionnel, notamment du fait de « la lettre retrouvée à côté de son corps [qui] corrobore le lien entre le suicide et la connaissance du licenciement puisqu’elle désigne le responsable de l’agence, comme un harceleur malin et courtois, ajoutant « voilà, (…) vous avez gagné. Ma famille a perdu ».

Cour de cassation 19.09.2019 (n° 18-19765) : la dépression grave en lien avec ses conditions de travail (multiplication de sanctions disciplinaires infondées) ayant conduit un salarié au suicide, peut être reconnue comme maladie professionnelle.

Cour d’appel de Rennes, 27.03.2019 (nº 17/04250) : le suicide d’une salariée en surcharge de travail (« absence de réponses concrètes de l’employeur à un risque psychosocial avéré ainsi qu’une insuffisance du document unique d’évaluation des risques professionnels qui ne comportait aucune prévention des risques psycho-sociaux ») constitue un accident du travail et une faute inexcusable de l’employeur.

L’arrêt du 19.05.2011 de la cour d’appel de Versailles, confirmé par la chambre sociale de la cour de cassation le 19.09.2013 (n° 12-22156), concernant le suicide d’un cadre de Renault, condamne l’entreprise pour n’avoir pas évalué la charge de travail imposée par les différents projets qui lui étaient confiés, les supérieurs hiérarchiques du salarié ayant « toujours été dans l’incapacité totale de pouvoir préciser quel était le volume précis de travail fourni par ce salarié au titre de l’ensemble des missions accomplies », malgré les avertissements de celui-ci, et « la société Renault [ayant de ce fait] nécessairement conscience du danger auquel [il] était exposé en cas de maintien sur une longue durée des contraintes de plus en plus importantes qu’il subissait pour parvenir à la réalisation des objectifs fixés pour chacune des missions confiées, et [n’ayant] pris aucune mesure pour l’en préserver ou permettre à son entourage professionnel d’être en mesure de mettre en place de telles mesures », et reconnaît tant le caractère d’accident du travail que la faute inexcusable de l’employeur.

Tribunal des affaires de sécurité sociale d’Évreux, 08.10.2015 (n° 21400390) : le suicide par pendaison d’un salarié dans l’atelier de l’entreprise, survenu sur le temps de sa pause déjeuner, est reconnu comme accident du travail, et ce bien qu’il fut advenu sur un temps de suspension du contrat de travail, du fait que « son employeur pouvait encore, sur son temps de coupure, exercer ses pouvoir d’organisation, de contrôle et de surveillance » (le salarié était contraint de manger dans le vestiaire, faute de réfectoire adapté). Le fait que ce suicide soit arrivé dans un contexte de tensions relationnelles, « avec la mise en place de nouvelles méthodes de gestion et de nouveaux critères de rentabilité » permet à la cour de qualifier la faute inexcusable.

Responsabilité pénale de l’employeur

Tribunal correctionnel de Paris, 20.12.2019 (n° 0935790257), France Télécom (appel en cours des personnes physiques, jugement définitif pour la personne morale) : les suicides intervenus dans l’entreprise, liés à des réorganisations permanentes et à un « harcèlement moral institutionnel » justifient la condamnation pénale de la personne morale de l’entreprise (75000 euros d’amende), des trois directeurs de l’époque ayant été à l’origine des réorganisations pathogènes vécues par les travailleurs (1 an d’emprisonnement, dont 4 mois fermes, et 15000 € d’amende), et des quatre cadres considérés comme complices de la mise en œuvre de ces réorganisations (4 mois de prison avec sursis et 5000 € d’amende).

Tribunal correctionnel de Rouen, 14.11.2017 (n° 16054000076 ; en cause d’appel à ce jour) : le harcèlement moral et l’ambiance de travail (pression permanente, colères fréquentes de l’employeur) subis par un salarié et l’ayant poussé à tenter de mettre fin à ses jours, justifient la condamnation de l’auteur des agissements à six mois de prison avec sursis et 20000 euros d’amende.

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