Trois histoires de souffrance au travail dans l’Éducation Nationale

Dans la Loi

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L’Éducation Nationale est plongée dans un contexte de crises dont la succession rapprochée prend des accents de défi existentiel : caisse de résonance des tensions sociales, elle a eu à affronter, en une seule rentrée scolaire, l’impératif de continuité d’ouverture des classes malgré la poursuite de l’épidémie de Covid-19, en même temps que le traumatisme lié à l’horreur des conditions dans lesquelles a été assassiné Samuel Paty.

C’est l’occasion de rappeler que les avocats sont, devant les juridictions administratives, en première ligne des combats juridiques liés à la défense des droits statutaires des fonctionnaires de l’Éducation Nationale.

Trois illustrations ci-dessous, provenant de dossiers du Cabinet Arvis Avocats

Attaque au couteau : pas de vague !

Professeur certifié de mathématiques, Monsieur B. enseigne aux classes de 5e et 4e d’un collège de son académie. Le 23 septembre 2014, il donne cours à une classe de 4e lorsque soudain, une jeune fille, élève d’une autre classe, entre dans la salle et se précipite vers un autre élève, armée d’un couteau, pour l’attaquer. Monsieur B. parvient in extremis à s’interposer, il saisit l’agresseur, la désarme, fait évacuer ses élèves par sécurité, puis emmène la jeune fille dans les bureaux du principal. Monsieur B. établit un rapport mais ne reçoit aucune suite du principal, n’est pas informé d’un conseil de discipline ou d’une plainte pénale. Alarmé par cette inaction de la direction du collège, et sachant qu’il avait signalé plusieurs jours avant l’agression, avoir appris que la jeune fille avait exhibé son couteau au collège devant des camarades, Monsieur B. décide d’écrire directement à la ministre de l’éducation nationale (Nadjat Vallaud-Belkacem). Dans son courrier, il expose à la ministre son inquiétude pour l’état préoccupant des relations sociales et de l’insécurité au sein de son collège.

Quelques jours plus tard, il est convoqué en procédure disciplinaire : sans même prendre la peine de répondre à Monsieur B., le cabinet de la ministre Vallaud-Belkacem a renvoyé son courrier au rectorat, qui l’a renvoyé au principal, lequel demande une sanction pour « méconnaissance de la voie hiérarchique » et « diffusion d’accusations mensongères ». Monsieur B. est sanctionné par le recteur.

Saisie d’une requête en annulation de la sanction, la Cour administrative d’appel de Paris annule la sanction, considérant qu’à partir du moment où Monsieur B. a saisi sa hiérarchie directe (le principal du collège) d’un premier rapport, il a le droit, en parallèle, d’écrire à son ministre. La Cour relève que si « le ton du courrier est quelque peu véhément, il ne fait que refléter la préoccupation légitime de Monsieur B. face à plusieurs incidents graves dans le collège« . En outre, la Cour observe qu’au bout de 4 ans de procédure et malgré les demandes du requérant en ce sens, le ministère de l’Éducation Nationale se refuse à apporter la preuve du déclenchement d’une procédure disciplinaire contre l’élève, ou d’une procédure pénale. Il n’y a donc pas d’ « accusations mensongères » à avoir écrit à la ministre pour signaler que l’élève « semblait n’avoir pas été sanctionnée ».

Dumping social au rectorat

Madame C. a été recrutée du mois de novembre 2013 au mois de décembre 2016 par le rectorat, à 29 reprises, pour l’emploi d’agent d’entretien des locaux d’une direction des services départementaux de l’éducation nationale, en qualité d’ « agent contractuel vacataire » jusqu’au mois de novembre 2014 puis en qualité d’ « agent vacataire ».

Le 6 janvier 2017, au retour de ses « vacances » d’hiver (vacances non-payées par le rectorat puisque seules les « vacations » étaient rémunérées), Madame C. chute sur le parking de la direction des services départementaux alors qu’elle descendait les poubelles des bureaux de l’étage. Elle se fracture les os de la main et doit être arrêtée jusqu’au 6 juin 2017. Le 9 juin 2017, elle se présente au rectorat pour reprendre ses fonctions, mais le chef de service refuse de la laisser reprendre son travail : son emploi est « occupé par une autre personne ».

Le rectorat considère en effet, que Madame C. étant une « intervenante vacataire extérieure », il peut se contenter de la rémunérer à l’heure, faire appel à ses services quand il le souhaite, et la remplacer librement si son absence – en l’occurrence, pour un accident subi en service – se prolonge. Madame C. n’a aucun droit : pas de congés annuels, pas de rémunération en congé de maladie, pas de possibilité de déclarer un accident de travail ou une maladie professionnelle, etc. Le rectorat lui refuse même la conclusion d’un contrat en bonne et due forme : d’après l’administration, Madame C. est seulement « prestataire vacataire de services de ménage ».

Saisi par Madame C., le Tribunal administratif de Toulouse rappelle au rectorat qu’une « vacation » est un acte ponctuel et isolé, ce à quoi ne correspond pas l’emploi de femme de ménage occupé pendant 3 ans pour une durée supérieure à 70 % d’un temps complet. Le Tribunal constate que Madame C. est en réalité agent non-titulaire de l’État et qu’elle doit se voir restituer rétroactivement, à ce titre, l’ensemble des droits sociaux prévus par le décret du 17 janvier 1986 (congés annuels, congés maladie, droit à la formation, réexamen de sa rémunération, garanties de procédure liées au non-renouvellement du contrat, etc.).

Le rectorat renonce à faire appel du jugement.

Seule contre tous dans l’arène … et l’inspection aux premières loges

Madame E. a été nommée proviseure d’un lycée professionnel au sein duquel elle a agi pour mettre fin à des pratiques malhonnêtes de certains membres de la communauté éducative (commandes irrégulières de matériel, existence d’une caisse noire de la « vie scolaire », réunions syndicales organisées pendant les heures d’enseignement, utilisation abusive de véhicules de service, etc.). Ses tentatives pour y mettre un terme provoquent un mouvement d’hostilité organisé par le conseiller principal d’éducation en poste depuis 20 ans dans le lycée. Madame E. reste inflexible, et la contestation se tend, basculant en un mouvement social qui amène l’inspection à décider de muter d’office Madame E. dans un autre établissement.

Madame E. demande au juge administratif l’indemnisation des préjudices que lui ont causés les agissements dont elle a été victime. La Cour administrative d’appel de Versailles juge une première fois, dans un arrêt du 21 septembre 2017, que la responsabilité de l’administration ne peut pas être engagée pour des faits de harcèlement moral commis contre Madame E. par des agents et enseignants du lycée. Il faut l’intervention du Conseil d’État, saisi en cassation par Madame E., pour annuler cet arrêt et juger à cette occasion, par une jurisprudence de principe (C.E. 28 juin 2019, E. / Ministre de l’éducation nationale, n° 425.863, au Recueil Lebon), qu’un fonctionnaire peut faire l’objet d’un harcèlement moral même si ce harcèlement est le fait, non pas d’un supérieur hiérarchique, mais d’un subordonné (en l’occurrence, un conseiller principal d’éducation et des enseignants). Le Conseil d’État précise aussi dans son arrêt, que le harcèlement moral est une faute personnelle, mais non-détachable du service : c’est à l’administration qu’il revient d’indemniser la victime de harcèlement, puis éventuellement, de se retourner contre le harceleur (pour lui demander de garantir la condamnation par une action récursoire).

Le Conseil d’État casse l’arrêt du 21 septembre 2017 et renvoie l’affaire devant la Cour administrative d’appel de Versailles qui, par un second arrêt du 15 juin 2020, reconnaît le harcèlement moral subi par Madame E. et lui alloue à ce titre une indemnité de 26.900 euros.

Par Benoit Arvis, Avocat en Droit public, membre du réseau Souffrance & Travail.

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