3 heures aux urgences : "C'est pas pour rien qu'on est barricadé"

Stress Travail et Santé

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Notre journaliste Anne Crignon a accompagné un proche aux urgences d’un hôpital parisien. Elle raconte la souffrance physique des patients, éthique du personnel.

Voici deux ou trois choses vues la semaine dernière aux Urgences d’un hôpital parisien à la fois généraliste et spécialisé en proctologie, c’est-à-dire dans les pathologies de l’anus et du rectum.
Un lundi, 13h. Arrivée aux Urgences. C’est comme si le personnel voulait se protéger : salle d’attente et salles d’examen sont séparées par une porte sécurisée à double battants qui s’ouvre pour laisser passer un à un les malade et bien vite se refermer. Bien sûr il y a foule. Le plus frappant est ce jeune homme : un Noir d’une trentaine d’année, de taille moyenne, très fin et très mal en point, appuyé contre un mur. Dans la vie, c’est un  travailleur des abattoirs. Il est venu hier soir, on lui a trouvé un kyste à l’anus. Il n’a pas dormi de la nuit – la douleur. Il devait revenir aujourd’hui à 8h pour voir un proctologue. A l’heure dite, il était là. « On va vous appeler », lui a-t-on répondu quand, vers 11 heures, il est allé demander s’il passerait bientôt. Depuis il est debout, figé, hagard, épuisé ; ne peut ni s’asseoir, ni marcher ; ni même aller aux toilettes.
13h05. Un rapide coup d’oeil dans la salle d’attente et ce sont quinze personnes qui apparaissent dans l’univers minéral des néons. Parmi eux, une grande blonde, étudiante en design. Elle a mal au ventre depuis quatre jours. Hier soir, elle a vu du sang dans ses selles. Panique. C’est SOS médecin qui l’envoie ici.
13h10. Les battants s’ouvrent pour laisser passer un urgentiste qui se parle à lui même : « On déborde de partout. » Il y a parfois une heure d’attente avant l’inscription d’un nouvel arrivant, puis encore une heure avant son enregistrement par la carte Vital et la visite médicale préliminaire. Ensuite il faut retourner en salle. Attendre de nouveau pour voir un médecin.
13h10. Deux pompiers entrent avec un brancard et une vieille dame fragile et frêle sous la couverture. On voit du sang sur ses fins cheveux blancs. Arriver en camion rouge a ici valeur de coupe-file, la vieille dame est prioritaire. Un homme atrabilaire qui attend son tour avec une impatience de plus en plus bruyante insulte les pompiers, lesquels tentent une réponse courtoise. L’homme éructe à nouveau : « On s’en fout ! Vous ne m’intéressez pas ! » Personne ne dit rien.

Oublié

13h20. Une dame arrive, âgée elle aussi, coquette, avenante, qui marche avec précaution. Elle a une boule au niveau du cou et ses jambes ont triplé de volume pendant la nuit. Ca fait très mal et ça l’inquiète. Elle s’assied sur un fauteuil roulant. C’est Gisèle. Elle a 92 ans et c’est à peine croyable -s on visage clair est comme préservé. Près d’elle, il y a un homme avec une casquette en laine. Lui semble être là pour faire salon aux Urgences et papoter. Il demande à la dame : « A votre âge,  il n’y a personne pour s’occuper de vous ? » Elle lui raconte qu’elle vit seule. Ses enfants sont en province. C’est l’infirmière du matin, celle qui vient à domicile lui mettre des bas de contention, qui lui a dit de venir ici. L’homme bavard regarde les jambes de Gisèle et dit : « Vous devez avoir quelque chose de bouché. »
13h30. C’est au tour d’une femme discrète de passer. La porte sécurisée s’ouvre, se referme. L’attente reprend pour les autres. Le prochain, en principe, c’est l’atrabilaire.
13h35. Une dame d’une soixantaine d’année en manteau gris venue de l’Oise s’en va. Son dossier est ici, elle est suivie en chirurgie digestive. Si elle est venue aux Urgences, c’est dans l’espoir de voir vite son médecin traitant – « des douleurs atroces ». Rendez- vous est pris pour demain. Elle travaille à la Sécurité sociale alors l’encombrement, les gens débordés,  l’affaiblissement des services publics, le management pervers, elle connaît et ne se plaint de rien.
13h40. Le jeune homme contre le mur est au plus mal, ça se voit dans ses yeux. Personne ne fait attention à lui. Il manque en ces lieux quelqu’un qui serait simplement présent pour observer, hiérarchiser les priorités, parler aux gens, faire patienter ou partir gentiment ceux qui n’ont rien à faire là. L’auteur de ces lignes va voir l’infirmière : « Je vous prie de m’excuser mais c’est que le jeune homme, là, debout, il est vraiment très très mal. » Elle répond qu’on va l’appeler. L’infirmière semble douter : « Comment  s’appelle -t-il ? » Le jeune homme vient donner son nom puis l’épeler. Elle a beau lire et relire sur son écran, il n’est nulle part. Une inscription non enregistrée, un patient oublié, cinq heures d’attente pour rien : il va passer en priorité maintenant. L’infirmière est sincèrement désolée, ça se voit. Peinée même.
13h45. L’étudiante revient des toilettes en panique. Elle perd encore du sang.
13h50. Pour une dame en chaise roulante poussée par un infirmier pressé, les portes battantes s’ouvrent immédiatement. L’atrabilaire vocifère : c’était son tour.

« C’est de l’abattage »

14h. La porte s’ouvre à nouveau pour deux urgentistes qui traversent la salle. Une pause-café peut être. Ou une clope sur le parvis de l’hôpital. On entend l’un : « Je peux en faire dix-douze mais plus je ne peux pas. » Puis l’autre : « C’est de  l’abattage.
14h30. Un homme d’une quarantaine années avec des chaussures de ville et un pantalon bien coupé arrive, plié en deux. Une fois inscrit, il se met sur le sol à quatre pattes, puis accroupi, puis sur le flan une jambe en l’air. On dirait les savants pris d’étranges contorsions dans « Les 7  Boules de cristal ».  Tout le monde l’observe chercher une position pour atténuer un mal mystérieux. Il nous dira plus tard qu’il est un ancien reporter d’image pour la télévision et qu’il mange trop épicé, mais pour l’instant notre bavard lui demande : « Vous avez quoi ? » L’homme répond  à voix basse, et le bavard commente : « Ah, j’en avais par grappe. C’est une horreur d’avoir ça dans le derrière. Vous allez avoir une anesthésie générale, on va vous mettre des mèches ? » Hémorroïdes donc. On ne savait pas que ça pouvait faire si mal.
14h35. Un papy petit et frêle s’en va clopinant sur deux cannes toquer à la vitre de l’infirmière : « Je  passe à quelle heure ? »  La réponse est glaciale : « Vous avez vu le monde ici ? » Il insiste : « Je suis en train de crever. » L’infirmière s’adresse à quelqu’un qu’on ne voit pas dans la pièce où elle travaille : « Il est inscrit. Ras le bol ! ». Lui : « Madame, si je ne suis pas soigné je vais crever. » Elle : « Asseyez vous ! » Tout  le monde a entendu. Ça rend les gens tristes et inquiets.
14h40. Le bavard sort de sa consultation en disant : « J’en ai marre de montrer tout le temps mon derrière. » Gisèle lui raconte que dans sa vie elle e a eu quatorze opérations. Une fois on lui a « bousillé le ventre » car on l’a mal recousue.
14h45. C’est enfin le tour de l’homme aux hémorroïdes d’être appelé par l’infirmière, pour l’enregistrement et la visite médicale.
14h50. Dans le hall de l’hôpital, une femme assise avec un sac Vuitton parle mal à deux brancardiers. Il a un peu attendu, elle est odieuse. Eux répondent sans s’énerver. Ils font leur travail. Que le malade soit sympa ou pas, ils transportent. La placidité les protège.

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