Burn-out, licenciement et «flex office»: L’entreprise a-t-elle toujours un sens ?

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Jamais le monde du travail n’a autant promu le bonheur des salariés, jamais ils n’ont été si malades. Méthodes de management absurdes, patrons se prenant pour des gourous, découpage et inflation des tâches, évaluation permanente… Dans «Les temps modernes», Charlie Chaplin dénonçait la violence du labeur des ouvriers; un philosophe d’entreprise raconte cette fois celle qui couve dans les bureaux en verre.

Méthodes de management absurdes, patrons se prenant pour des gourous, découpage et inflation des tâches, évaluation permanente,… L’entreprise a-t-elle encore un sens?

Dans les multinationales de la tech, ce sont les nouveaux dieux.

D’ailleurs, l’intitulé de leur poste résonne comme un orgue dans une église: «chief evangelist officers», officiers évangélistes en chef. Leur rôle? Doper la motivation des troupes à l’intérieur et surtout prêcher les valeurs de l’entreprise à l’extérieur. Cette nouvelle mystique n’est pas anodine puisque, selon Thibaud Brière, philosophe d’entreprise (la version francophone de l’évangéliste), «l’entreprise se pose de plus en plus clairement comme un substitut aux religions, en affichant des missions très éloignées de leur fonction sociale». Ainsi de la mission d’Adidas: «Rendre le monde meilleur grâce au sport.» Ou celle de Disney: «Rendre les gens heureux.» Ou encore celle de Facebook: «Rapprocher le monde.» A en oublier l’objectif premier: gagner de l’argent. Et ce phénomène est récent. «A la fin des années 1990, le monde du travail était conçu comme un lieu neutre du point de vue des valeurs, de la conception du monde et des croyances personnelles. Depuis une vingtaine d’années, tout a changé. Les sociétés de toutes tailles prétendent défendre des idées, des valeurs, des causes, soutenir une certaine conception du monde. D’un engagement social, elles sont passées à un engagement sociétal puis à une implication de plus en plus explicitement politique», constate Thibaud Brière dans «Toxic Management» (Ed. Robert Laffont), le récit sidérant de ses six années en tant que philosophe d’entreprise dans un groupe industriel pratiquant aussi habilement le discours humaniste que la violence en interne.

«Dans la plupart des organisations, on demande maintenant d’adhérer à la vision du leader.

D’ailleurs, on parle même de «leader libérateur». Ce qui, par bien des aspects, est inquiétant», nous confie celui qui compare le nouveau monde du travail à une forme de culte. «Car on est vraiment dans une idéologie permettant l’emprise, avec notamment la réduction des niveaux hiérarchiques. Pour faire des économies, mais aussi pousser les gens à s’autocontrôler. Or l’absence d’échelon entre gourou et adeptes est une caractéristique des sectes… Et j’entends partout un même discours sur la nécessité de croyance des salariés. L’évolution du vocabulaire est assez symptomatique de l’approche totalisante: on ne parle plus de compétences, mais de savoir-être, on demande aux salariés d’aligner leurs valeurs sur celles des dirigeants, et ainsi de suite», poursuit-il. Au fil des pages, quelques exemples de cette nouvelle idéologie. Chez Bridgewater, un fonds d’investissement américain gérant 160 milliards de dollars d’actifs, l’évangélisme du patron, Ray Dalio, vise ainsi la «transparence radicale»: la moindre réunion est enregistrée, pour que rien ne lui échappe, tandis que les managers se notent entre eux et qu’un tableau de leurs «faiblesses» s’affiche dans l’intranet, pour savoir où en est chacun. Il y a peu, Ray Dalio confiait son ambition: automatiser les prises de décision grâce à un algorithme indiquant les tâches, mais aussi les embauches, licenciements ou promotions.

L’an dernier, Ren Zhengfei, PDG de Huawei, annonçait se débarrasser des «employés médiocres», tandis que Reed Hastings, boss de Netflix, recommande de «renvoyer un bon employé quand on pense pouvoir en trouver un génial». Il ne s’agit pas seulement de croire, il faut progresser ou partir, selon la méthode du «up or out», en vogue dans les cabinets de conseil en stratégie. «Encore faut-il en comprendre la logique, celle d’une entreprise conçue comme une société de marché, où les salariés doivent constamment se laisser évaluer comme des biens marchands pour attester de leur concurrentialité», écrit Thibaud Brière. Dans l’entreprise où il a œuvré, le patron, qu’il surnomme «Père Fondateur», impose aux managers un objectif de 25% de personnel à virer. Pour trier les profils, il classe les cadres en trois catégories: les phoques, les ours et les serpents. Ces derniers étant ceux jugés nourrir une trop haute opinion d’eux-mêmes… à dégager. Mais si la violence est partout, elle s’enrobe d’un discours guimauve enjoignant de tout positiver. Ainsi, «défauts» est devenu «points de progrès», alors qu’on encourage à bannir le mot «problème». Car la triche commence par le langage, selon le philosophe, pour qui «une véritable guerre des mots est à l’œuvre dans l’entreprise».

Et les salariés implosent. En Grande-Bretagne, 31% des arrêts de travail sont liés à la santé mentale. En Allemagne, le nombre de jours d’arrêt maladie annuels pour raisons psychiques est passé de 48 millions à 107 millions en dix ans. En Suisse, ils ont augmenté de 70% depuis 2012, selon l’assureur PK Rück. La cause ne réside pas seulement dans l’hubris du leader libérateur, mais dans la déréliction des tâches, selon la sociologue du travail Marie-Anne Dujarier: «On assiste à une forme de prolétarisation du travail. Car la taylorisation, le fait de découper des tâches en petits bouts, s’applique maintenant aux services: on donne aux gens des tâches de plus en plus prescrites, qui doivent rentrer dans des scripts.» Pire, le monde du management ressemble toujours plus à un film des Monty Python.

C’est ainsi que Paul, encadrant dans une grosse structure, n’ayant même plus le temps de manger devant l’inflation des tâches, est bombardé d’e-mails l’invitant à participer à des ateliers pour «enrichir sa boîte à outils» par «le design thinking» ou «les ice breakers». Analyse de Marie-Anne Dujarier: «Ces dispositifs sont achetés tout faits sur le marché du management, ce qui explique leur extraordinaire conformisme. Et leur mise en œuvre est elle-même prévue de manière taylorisée, c’est-à-dire que les personnes chargées de les diffuser suivent aussi un découpage de leurs tâches. Or, pour beaucoup, ces dispositifs joignent l’inutile au désagréable. Comment comprendre qu’ils se diffusent alors qu’ils sont critiqués par tous? C’est un marché énorme, et les dirigeants ont tendance à acheter ces méthodes précuites parce que c’est le meilleur moyen de se protéger en cas d’échec, de pouvoir dire: «J’ai fait comme telle autre entreprise.»

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