François Cusset: «Là où la violence psychique relevait de l’exception, elle est aujourd’hui l’ordinaire»

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Et si nous étions, au quotidien, confrontés à une brutalité inédite ? Dans son dernier livre, l’historien réfute l’idée que nous vivons aujourd’hui dans une société plus apaisée qu’hier. Selon lui, la violence a changé de visage, devenant plus sournoise et psychique, à mesure que l’injonction à jouir se faisait plus pressante.

Burn-out, écocide, calvaire migratoire, cyberharcèlement… nous vivons dans une ère de grande violence. La thèse de François Cusset, historien des idées et professeur à l’Université de Paris Ouest-Nanterre, prend à rebrousse-poil l’idée commune qui veut que, siècle après siècle, nos sociétés se soient civilisées et pacifiées. Une théorie que soutenait récemment le psychologue canadien Steven Pinker dans son livre remarqué, la Part d’ange en nous (les Arènes), paru cet automne en France. Selon le cognitiviste, le prix donné à la vie n’aurait cessé d’augmenter au fil des siècles, tandis que la mortalité, due aux guerres ou aux crimes, n’aurait cessé de baisser. Erreur, soutient François Cusset dans son nouveau livre le Déchaînement du monde (la Découverte). La violence n’a pas reculé, elle a changé de visage. Elle n’est plus irruption soudaine, mais elle infuse notre quotidien. Elle n’est plus un accident mais un rouage de notre système. Encouragés par le marché, nous sommes devenus de «nouveaux sauvages».

A l’encontre d’une idée répandue, vous soutenez que la violence n’aurait pas eu tendance à s’effacer au fil des siècles. Bien au contraire, les sociétés contemporaines seraient le théâtre d’une violence inédite. Sur quoi vous appuyez-vous ?

On calcule que les morts violentes sont moins fréquentes aujourd’hui que dans la première moitié du XXe siècle, et qu’elles étaient moins nombreuses alors qu’au Moyen Age. La violence tue, soit. Mais quand elle ne tue pas ? Comment mesurer ses effets ? En 1939, la philosophe Simone Weil écrivait que «la force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force : combien plus variée en ses procédés est l’autre force, celle qui ne tue pas, c’est-à-dire celle qui ne tue pas encore ?» Il s’agit aujourd’hui de modifier le sens même du mot violence, pour en comprendre les dimensions moins visibles. Prendre en compte les nouvelles formes de la violence contemporaine -burn-out, suicides au travail, cyberharcèlement, épuisement, campagnes ravagées, villes de moins en moins vivables… -, et pour cela, changer d’instrument de mesure, dépasser des outils statistiques qui n’ont pas de sens en soi.

Mais comment la définissez-vous alors ? Stress, contrainte, autocensure, souffrance, conflictualité ? A vous lire, tout devient violence…

Le parti pris du livre est que la violence est une énergie affective qui circule, nous relie tous, et peut s’emballer jusqu’à la destruction. Il retrace le circuit complexe qui fait qu’elle n’est pas toujours là où on croit, pas seulement en Syrie ou en Seine-Saint-Denis, mais tout autant dans une tour de bureau tranquille d’une ville dite «en paix». La violence est aussi bien psychique et pérenne, que physique et ponctuelle. Elle ne se résume pas à la déflagration d’un coup. Elle s’inscrit dans les structures, les règles, l’ordinaire. Elle n’est pas seulement, peut être même n’est-elle pas surtout, l’événement, la saillie, la guerre, le meurtre, tout ce qui surgit et détruit soudain.

Vous réfutez le psychologue canadien Steven Pinker, pour qui nos sociétés accordent bien davantage de prix à la vie que dans les siècles passés…

Pourquoi tient-on autant à nous montrer que la vie est moins violente aujourd’hui qu’autrefois ? Steven Pinker nous dit de ne pas nous plaindre de la violence du monde contemporain, que c’était pire avant : le XXe siècle fut terrible, et le XIIe avec ses guerres en Asie centrale, encore bien pire. L’argument a toujours été utilisé par les pouvoirs pour délégitimer les revendications, égarer notre besoin de comprendre ce qui nous arrive. Rien, pour nos consciences occidentales, ne saurait être pire que ces points de non-retour historiques que sont, différemment, la Shoah ou la traite négrière. Or, il faut montrer que des formes de violences émergent aujourd’hui, peut-être moindres, mais à coup sûr inédites, qui n’existaient ni dans les camps nazis ni dans les plantations de coton. Un surmoi nous intimide, qui nous empêche de reconnaître la nouveauté de la violence actuelle. Il faut oublier l’approche comparative, cesser de nous demander si nous vivons dans un monde pire ou meilleur, et préférer un questionnement sur les modalités, les logiques, les circulations neuves de la violence. Que ressentons-nous de neuf, qui n’était pas éprouvé par nos ancêtres ?

Justement, ne sommes-nous pas devenus plus sensibles à la violence, ce qui expliquerait l’impression de vivre dans un monde plus brutal ?

On peut partir de ce paradoxe. Nous sommes à la fois des êtres hypersensibles, que traumatise une rixe aperçue dans la rue, un vol à l’arraché qui secoue nos corps douillets et, en même temps, totalement indifférents à la violence de masse, qui déroule ses effets sur nos écrans et sous nos fenêtres – errances hagardes, enfants de migrants dormant seuls dans la rue, ou ces femmes SDF qui font sur elles pour dissuader leurs compagnons d’infortune d’abuser d’elles.

La violence psychique inédite que vous pointez n’existait-elle pas dans les siècles précédents, même si elle n’avait pas de nom ?

La violence psychique a toujours été indissociable de la violence physique. Ce qui me semble nouveau c’est qu’elle est désormais une condition explicite, légale, managériale, prévue et théorisée, du fonctionnement d’ensemble du système. Là où la violence psychique relevait de l’exception, elle est aujourd’hui l’ordinaire. Elle n’est plus l’œuvre d’un patron sadique, elle est le rouage clé d’un système fondé sur l’accélération, la pression, la performance, la permanence de la précarité. Même les guerres aujourd’hui ont rejoint l’ordinaire : un quart de siècle au Congo, déjà huit ans en Syrie. Elles sont désormais tout à fait compatibles avec le développement économique et les échanges commerciaux. Contrairement aux crises migratoires précédentes, liées à des tragédies politiques précises, celle que nous vivons est vouée à devenir pérenne, notamment avec le changement climatique. D’où notre accoutumance, notre indifférence.

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