L'aliénation n'est pas une «connerie» : une critique empirique de la théorie de Graeber des «emplois de merde»

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Par Magdalena Soffia, University of Cambridge, UK, Alex J Wood, University of Birmingham, UK, Brendan Burchell, University of Cambridge, UK

Traduction par M. Prieux.
Textes en français et en anglais à télécharger.

La « théorie des boulots à la con », ou « emplois de merde » [bullshit jobs], de David Graeber, a suscité beaucoup d’intérêt dans les universités et le public. Cette théorie soutient qu’un nombre important, et en augmentation rapide, de travailleurs sont occupés à des travaux qu’ils reconnaissent eux-mêmes comme inutiles et sans valeur sociale. Malgré la génération claire d’hypothèses vérifiables, cette théorie ne repose pas sur une recherche empirique solide…

Nous utilisons donc des données représentatives de l’Union Européenne pour tester cinq de ses hypothèses de base. Bien que nos résultats montrent que la perception de faire un travail inutile est fortement associée à un mauvais bien-être, ils contredisent les principales propositions de la théorie de Graeber. La proportion d’employés décrivant leur travail comme inutile est faible et en déclin, et a peu de rapport avec les prédictions de Graeber. Le concept de Marx d’aliénation, et une approche des « relations de travail », inspirent une explication alternative qui met en évidence une mauvaise qualité du management et l’existence d’environnements de travail toxiques pour expliquer pourquoi les travailleurs perçoivent le travail rémunéré comme inutile.

Introduction

Le sens du travail a longtemps été une préoccupation centrale de la sociologie (Bailey et Madden, 2017) et d’autres disciplines (Steger et al., 2012). En effet, des liens significatifs unissent à la fois la théorie de l’aliénation de Marx (1964[1844]), et celle de Weber (1978[1922]) sur la bureaucratisation (Kalleberg, 2011).

Le sens du travail a été étudié à la fois directement (Bailey et Madden, 2016, 2017 ; Budd, 2011) et indirectement en tant que composante de la « qualité intrinsèque de l’emploi » (Kalleberg, 2011). Cependant, Bailey et Madden (2019) soulignent que peu d’études ont directement investigué le travail dénué de sens. La publication de la « théorie des boulots à la con » de David Graeber (2013, 2018) a généré un fort intérêt des universitaires, du public et des décideurs politiques pour ce qui concerne cette notion d’emplois inutiles.

En fait, l’essai de 2013 de Graeber et le livre de 2018 sur les « bullshit jobs » ont été cités plus de 900 fois, selon Google Scholar, et largement discutés dans les médias populaire. Bien qu’une telle bibliométrie puisse ne pas fournir une image complète en ce qui concerne l’étendue de l’influence universitaire, il est important de prendre au sérieux les affirmations contenues dans des publications non académiques, comme celle de Graeber, et de les soumettre à l’examen d’analyses empiriques rigoureuses. En fait, la sociologie du travail a souvent été influencée par des travaux populaires publiés par des éditeurs professionnels. En particulier, rares sont ceux qui nieraient l’influence de personnes comme Harry Braverman (1974), Naomi Klein (1999, 2007) ou encore Guy Standing (2011, 2014).

De plus, les arguments de Graeber (2013, 2018) ont été repris sans filtre critique par certains des universitaires tels que Frayne (2015) et Spicer (2017), dont les propres livres sont bien reçus à la fois dans le monde universitaire et au-delà.

La théorie des « emplois de merde » suggère que de nombreux travailleurs perçoivent leur emploi comme étant composé de tâches insignifiantes, dans lesquelles ils doivent donner l’apparence d’être productifs. En conséquence, certains des universitaires écrivant sur l’avenir du travail et sur les théories traditionnelles post-travail et anti-travail, ont suggéré que si, comme le prétend Graeber, 30 à 60% du travail sont des « jobs à la con », des réductions radicales dans la durée de la semaine de travail pourrait être facilement mises en œuvre (par exemple, Frayne, 2019 ; Susskind, 2020). Il est important de reconnaître que Graeber n’affirme pas simplement que certaines des personnes occupent des emplois inutiles, mais propose plutôt une théorie qui cherche à expliquer pourquoi ces emplois existent. Cette théorie est fondée sur l’existence d’un système économique, que Graeber appelle le « féodalisme managérial » (2018), et qui produit un nombre important et croissant de travailleurs occupant des « emplois de merde », représentés en particulier par la catégorie des travailleurs ayant plus particulièrement contracté des dettes pour leurs études, par le domaine des finances, et les métiers du droit et de l’administration.

Cependant, les preuves présentées par Graeber (2018) à l’appui de sa thèse sur les « jobs à la con » sont largement basées sur des données qualitatives d’employés qui ont approché l’auteur pour le remercier pour son essai spéculatif précédent sur le sujet et pour partager des anecdotes avec lui. Non seulement le recours à cette source de données fournit peu de soutien empirique pour les généralisations de Graeber, mais il est également probablement vicié par un biais d’auto-sélection. Heureusement, le livre de Graeber propose plusieurs prédictions claires qui sont simples à tester quantitativement.

Cet article cherche donc à tester empiriquement plusieurs des principales propositions :

1. que le nombre d’employés faisant des travaux inutiles est élevé (c’est-à-dire 20 à 50%) ;
2. que les emplois inutiles ont augmenté rapidement au fil du temps ;
3. que certaines professions ont des taux très élevés « d’emplois de merde » (par exemple, les services financiers, de commerciaux, de l’administration), et d’autres très faibles (par exemple éboueurs, nettoyeurs, agriculteurs);
4. que les jeunes travailleurs diplômés de l’enseignement supérieur sont plus susceptibles d’occuper des emplois de merde, dans le but de rembourser leurs dettes étudiantes;
5. que les emplois inutiles causent de la « violence psychologique » et une mauvaise santé mentale.

Nos résultats démontrent que, si l’explication spécifique de Graeber (2018) sur les emplois et le féodalisme managérial ne peut être soutenue empiriquement, son travail a mis au jour une importante souffrance sociale en grande partie non étudiée. L’ampleur du problème est loin d’être celle prédite par la théorie de Graeber. Néanmoins, des millions de travailleurs européens souffrent de faire un travail qu’ils jugent inutile. De plus, cette expérience est fortement associée à l’expression d’un mal-être. Nous terminerons donc notre analyse par notre propre tentative d’explication, inspirée par les écrits de Marx sur l’aliénation, de la raison pour laquelle les gens pensent que leur travail est inutile.

Étant donné que Graeber insiste sur le fait que les employés eux-mêmes sont les sources les plus crédibles d’information sur la vraie valeur (ou non) de leur emploi, les données d’enquête fournissent une occasion évidente de tester cette théorie. Nous utilisons l’enquête européenne 2005-2015 sur les conditions de travail (EWCS) pour comprendre les motivations des personnes interrogées répondant « rarement » ou « jamais » à l’énoncé : « j’ai le sentiment de faire un travail utile ». Cependant, nos constatations offrent peu de soutien pour l’une ou l’autre des hypothèses spécifiquement générées à partir de la théorie de Graeber.

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Écouter l’interview de Graeber :

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