Alors que le confinement a obligé une grande partie des employés à travailler à distance, la sociologue Frédérique Letourneux, spécialiste de cette forme contemporaine du travail, livre ses observations. Loin d’être idyllique, le télétravail pénalise déjà les plus fragiles et surtout les femmes.
Pendant le confinement, un salarié sur quatre a travaillé de chez lui. Si certains rêvent de généraliser le télétravail, les mères semblent être les premières à souffrir de la porosité entre vie professionnelle et vie familiale. Rencontre avec la sociologue Frédérique Letourneux (1), qui s’est intéressée aux formes contemporaines du travail à domicile.
Le confinement a obligé de nombreux salariés à travailler de chez eux. Quel constat peut-on déjà en tirer ?
Créer un cadre et le faire respecter s’apprend. C’est d’autant plus
compliqué aujourd’hui que les arrangements se sont bricolés à la
va-vite. La pandémie est un cas de force majeure qui a permis d’imposer
le télétravail à des salariés hors négociation collective et
individuelle. Si bien que l’ordinateur familial est soudain devenu un
outil commun aux parents qui en avaient besoin pour leur travail et aux
enfants pour la classe virtuelle.
Or quand les deux parents sont en télétravail, tout l’enjeu consiste à savoir quel est celui dont le travail est considéré comme le plus important. Qui va se retrouver à garder les enfants qui ne peuvent plus aller à l’école ? Qui pourra s’enfermer dans le bureau sans être dérangé ? Il faudrait mener une enquête pour le vérifier, mais on peut craindre d’ores et déjà que les arbitrages négociés dans l’urgence fragilisent d’autant plus la position des femmes.
“En la matière, les pères négocient souvent mieux que les mères. Certains expliquent que le mercredi, ils ferment la porte à clé !”
Les pères et les mères sont-ils égaux devant le télétravail ?
Exercer son activité professionnelle au domicile exige de se construire
un chez-soi de travail. Pendant l’ère industrielle, cela se
matérialisait par exemple par la machine à coudre qui trônait dans le
salon. La montée du secteur tertiaire a rendu les choses plus floues :
l’ordinateur sur lequel travaillent les parents est en effet intégré à
l’espace domestique, voire partagé par plusieurs membres d’une même
famille. La possibilité de négocier un espace-temps à soi n’en est pas
moins inégalement distribuée.
L’enquête que j’ai conduite auprès de graphistes free-lance, de pigistes et de secrétaires indépendantes le montre bien. Avoir un bureau à soi est certes dépendant de la surface de l’appartement, mais aussi de la capacité du travailleur à dire : « Je travaille, donc je ne peux pas faire une lessive ni m’occuper du petit dernier. » En la matière, les pères négocient souvent mieux que les mères. Certains expliquent que le mercredi, ils ferment la porte à clé !
Ce sont en général les femmes qui travaillent sur un coin de table dans la cuisine ou dans le salon, dans les interstices de temps que leur laissent les tâches domestiques. Même lorsqu’une pigiste dispose d’un bureau à l’extérieur de la maison, ce sera à elle d’aller chercher l’enfant à l’école s’il a une otite, au prétexte qu’elle a plus de souplesse dans son organisation familiale.
Parmi les plus qualifiées, certaines subissent doublement le travail à distance : non seulement elles se trouvent assignées aux tâches domestiques et parentales, mais elles ne parviennent pas à défendre une identité professionnelle positive. Dans les classes populaires, ce n’est pas vécu de la même manière : j’ai ainsi rencontré des secrétaires indépendantes qui valorisent le modèle de la femme active au foyer. Travailler en tant qu’indépendante, ça leur permet de mettre à distance une condition salariale malheureuse.
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