« On va s’écrouler ! »

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Médecin hospitalière et gastro-entérologue, Audrey Debaillon-Vesque a assisté récemment au décès d’un malade, faute de place en réanimation. Un événement qui a fait basculer son regard sur son travail, réalisé dans des conditions de plus en plus dégradées. Témoignage.

Cela fait six ans que vous exercez comme gastro-entérologue à l’hôpital de Haut-Lévêque, à Pessac, en Gironde. Comment analysez-vous la situation à l’hôpital aujourd’hui, avec cette cinquième vague du Covid ?

Audrey Debaillon-Vesque : J’ai le sentiment de faire un travail pourri. Même si l’hôpital va mal depuis de nombreuses années, j’en ai pris conscience avec le décès de ce patient que je suivais dans mon service d’oncologie digestive. On n’a pas réussi à le faire admettre en réanimation, dans aucun service, entre Noël et le jour de l’an. C’est un malade que j’aimais beaucoup, que je suivais depuis plus de deux ans pour son cancer. Il était âgé, sous chimio, mais restait hyper actif et continuait de pratiquer son sport favori. Il aurait pu vivre encore suffisamment de temps pour profiter de sa famille et de ses amis. Il a été hospitalisé pour des nausées et des vomissements et, une nuit, à la suite d’une complication, il a présenté des très graves problèmes respiratoires. L’interne de garde a voulu le faire admettre en réanimation, mais il n’y avait pas de place. Quand je suis arrivée dans le service le matin, j’ai essayé de trouver une place en réanimation sur Bordeaux, puis sur l’ensemble du département de Gironde: j’y ai passé la matinée, mais je n’y suis pas parvenue. Même les établissements où il restait une ou deux places n’ont pas voulu le prendre, parce qu’il fallait conserver des lits en réserve pour des cas éventuels plus jeunes. Nous l’avons donc gardé dans notre service, en essayant de le réanimer, mais, sans pouvoir l’intuber, nous n’avons pas réussi à le sauver. Depuis ce week-end-là, c’est l’enfer, car la réanimation est en souffrance extrême.

Pourquoi ?

A. D.-V. : Nous avons un gros service de réanimation au Haut-Lévêque, de 35 lits, avec une spécialisation pour tout ce qui est digestif. Mais là, il y a deux unités de cinq lits fermées, du fait d’un manque de personnel. Nous manquons d’infirmières. Quant aux 25 lits restants, ils sont en partie occupés par des patients Covid. Déjà, en temps normal, cette réanimation est pleine tout le temps mais évidemment, dans la situation exceptionnelle que nous traversons, c’est plus que tendu. Entre les paramédicaux qui sont en arrêt maladie, épuisés par les premières vagues de la pandémie, et ceux qui ont démissionné parce qu’ils n’en pouvaient plus et qu’ils ont perdu espoir que cela change, le manque de personnel oblige à fonctionner à la limite de la rupture en permanence. Et cela n’est pas vrai que pour la réanimation. Depuis environ deux mois, sur 26 lits en médecine digestive, on en compte la moitié de fermés. Dans le service de pathologie du foie, nous avons 13 lits fermés sur les 20 que compte l’unité. Dans mon service d’oncologie digestive, nous avons gardé ouverts nos 26 lits, en essayant de prioriser les patients cancéreux, pour pouvoir assurer la continuité de leur traitement, mais nous prenons en sus des patients des deux autres services qui fonctionnent en capacité réduite. Cela complique la gestion des soins. Nous avons eu une réunion avec la direction mais, dans la mesure où aucune candidature de paramédicaux nous arrive pour remplir les postes vacants, c’est sans solution.

Comment gérez-vous la situation ?

A. D.-V. : Comme on peut… En fait, il faut bien comprendre que nous passons une bonne partie de notre temps à déprogrammer et reprogrammer des prises en charge, des examens. On annule, on reporte, on annule, on reporte. On finit par faire un travail hyper dégradé et on ne peut pas dire que ce soit uniquement à cause du Covid. Cela fait longtemps que les congés maternités ne sont pas remplacés, que l’on demande aux paramédicaux de faire des heures supplémentaires, de revenir les week-ends où ils sont censés être en repos, pour remplacer des collègues en arrêt. Sans compter qu’avec le Covid, tout est plus compliqué, plus lourd et plus chronophage. Il faut s’équiper pour rentrer dans la chambre, travailler en sécurité pour ne pas être contaminé. Cela demande une attention particulière. Mais le plus désolant c’est qu’il n’y ait aucune perspective d’amélioration. Et forcément, quand il y a des drames comme celui que nous venons de vivre, le vécu de l’équipe soignante est désastreux. Surtout que lorsque nous prenons en charge nous-mêmes la réanimation d’un patient, alors que nous ne sommes pas organisés pour cela, cela demande une énorme mobilisation pour la surveillance. Cela veut dire que tout le temps passé avec ce malade, c’est au détriment des autres patients du service. Et lorsque ce patient décède, c’est un échec qui renforce le sentiment de ne pas avoir fait du bon travail.

Lire la suite, « En vous écoutant, il apparaît que vous réalisez beaucoup de tâches administratives… « , et « Comment font les soignants pour tenir malgré tout ? « , sur le site www.sante-et-travail.fr

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