Pourquoi parle-t-on encore de la violence au travail ? Marie PEZÉ nous décrit cette problématique (Partie 1/2)

Stress Travail et Santé

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Article rédigé par Marie PEZÉ en octobre 2019 pour le site Manager Santé

Quelles visions avons-nous sur la « violence au travail » ? 

De la violence au travail, on peut avoir  plusieurs visions :

D’abord, celle des doigts sectionnés de l’ouvrier du BTP dont l’accident du travail va interrompre la vie professionnelle. Violence corporelle du traumatisme, incontournable dans sa réalité, déclenchant l’urgence du geste spécialisé. La violence  faite au corps de celui qui travaille est la plus simple à cerner et relève de l’AT (L 411-1 code de la sécurité sociale). Ses issues psychopathologiques sont bien connues.

Déplaçant le regard des plaies organiques aux plaies psychiques, on peut avoir une autre vision de la violence au travail, celle  que subit le salarié en situation de harcèlement: regard vide, sidéré, hagard, il va travailler la peur au ventre dit-il. Sa pensée est défaite, la peau psychique aussi trouée que la peau organique. L’imputabilité est plus complexe à établir ainsi que l’étio-pathogénie car elles convoquent de multiples facteurs : l’organisation psychique individuelle, l’organisation scientifique du travail, le contexte social, les choix éthiques managériaux.

La violence au travail, très médiatisée depuis quelques années, n’en finit pas d’agiter les spécialistes de tous champs disciplinaires, générant des bras de fer théoriques (harcèlement/ stress/souffrance), commerciaux (la souffrance au travail est un marché juteux), statistiques (« mais c’est un chiffre normal de suicides »). Mais entre l’approche psychologique naturalisante (la nature perverse d’un manager, la fragilité du salarié) et l’approche sociologique (la violence des systèmes), la place du travail et de son organisation dans la genèse des situations de violence  est trop peu analysée.

Sans doute une réflexion sur la violence au travail impose-t-elle au préalable d’affiner la sémantique utilisée: violence physique, violence verbale, violence symbolique, violence managériale, violence entre collègues, violence délibérée contre l’outil de travail, violence réactionnelle. Violence positive, fondatrice ou violence destructrice, porteuse de projet de mort. Violence retournée contre soi dans le suicide dédicacé. Violence  consubstantielle à certains métiers.

Quel est l’impact de la violence sociale sur certains métiers ?

Les premières victimes à avoir bénéficié de la reconnaissance des conséquences psychopathologiques de la violence au travail sont les salariés du système bancaire, victimes d’agression lors des hold-up, leur métier les plaçant au cœur de la violence sociale.

Mais la liste des professions exposées ne cesse de croître : les personnels soignant des hôpitaux et des services d’urgence, les policiers, les travailleurs sociaux, les agents de transport en commun, les personnels des plateaux clientèle des grandes entreprises, les personnels au contact du public à Pôle Emploi, à la sécurité sociale, aux allocations familiales, au trésor public, les enseignants des collèges dans les zones urbaines touchées par un fort taux de chômage, les caissières des supermarchés, les transporteurs de fonds, les chauffeurs de taxi, les serveurs de bar et agents de restauration, les agents de débit de carburants, les agents de la poste, les pharmaciens et les médecins dans les zones péri-urbaines, etc…

Ces salariés font face à des comportements violents extrêmes (insultes, coups, vandalisme..) expressions de la souffrance dite « sociale » (Renault E., 2002).  Cette dernière a des conséquences non négligeables sur l’incivilité ordinaire qui contribue à dégrader les conditions de travail.

Au vu des enquêtes sociologiques aussi bien qu’épidémiologiques, les violences commises s’observent surtout dans les zones frappées par une forte incidence du chômage et de la pauvreté. Le vandalisme en bandes se retourne contre les objets et les biens qui symbolisent les modes de vie et de consommation des catégories sociales traditionnelles, insérées dans le monde du travail, auquel ces bandes n’ont pas accès.

On l’aura compris, le travail est le premier pacificateur social et individuel.. Il s’inscrit comme médiateur dans la construction de l’identité et de la santé, mais il contribue aussi à désorganiser l’identité, voire à la détruire et il devient alors un facteur pathogène de grande puissance.

Par quels processus s’expriment les « violences structurelles » de l’organisation du travail ?

Le travail, même contraint, reste un moyen d’accomplissement de soi, un médiateur de l’émancipation.  Il peut être source de reconnaissance identitaire, de satisfaction sublimatoire  lorsqu’il est librement organisé, ou délibérément choisi et conquis, ou lorsque les exigences intellectuelles motrices et psychosensorielles de la tâche s’accordent spécifiquement avec les besoins du travailleur.

La psychodynamique du travail souligne cette centralité et rappelle que celui qui travaille rajoute toujours à la tache prescrite, aux procédures,  pour s’affronter au réel. C’est là que gît la définition du travail réel et  la possibilité pour chacun d’entre nous d’être utile au monde et de donner à voir ce dont nous sommes capables. (Dejours,1999).

Il faut bien sûr mettre ces conditions à l’aulne des nouvelles organisations scientifiques du travail. Apparues dans les années 60,   elles ont développée une méticulosité d’orfèvre dans la capture du corps et de la subjectivité des salariés.

Aux principes du Scientific Management Taylorien, avec ses méthodes de surveillance, de contrôle et d’encadrement, s’est substitué, jusque sur les chaînes de montage, un nouveau dispositif qui associe l’évaluation individualisée des performances et la qualité totale :

  • La dépossession: En clivant radicalement travail intellectuel et travail manuel, le modèle taylorien neutralise l’activité mentale des ouvriers. On assiste à une dépossession d’un savoir mais aussi à une dépossession de la liberté d’organisation, de réorganisation ou d’adaptation du travail.
  • L’isolement: Le travail taylorisé engendre davantage de divisions entre les individus que de points de rassemblement. Les salariés sont confrontés un par un, individuellement et dans la solitude, aux contraintes de productivité. La surcharge n’étant plus socialisée, cette souffrance appelle des réponses défensives individuelles et non collectives.
  • L’évaluation individualisée des performances: Rendue possible par le suivi informatisé de l’activité, qui permet le suivi individualisé de chaque opérateur, de ses gestes et de ses modes opératoires, elle génère le chacun pour soi. Ce contrôle n’est pas passif, mais suppose la collaboration de l’agent, qui saisit des données sur son activité. L’auto-contrôle en est la forme achevée, répandue aussi bien dans l’industrie que dans les services.
  • L’envahissement : L’organisation scientifique du travail (Taylorisme, Fordisme, lean. Management …) a déjà fait naitre de puissantes contraintes physiologiques de temps et de rythme de travail. Les NTI vont parachever l’effacement entre la sphère privée et celle du travail, la première étant  désormais colonisée par la seconde.
  • L’aliénation du fonctionnement mental : L’ « auteur du système » a ignoré les dégâts provoqués sur l’appareil mental par son organisation scientifique du travail. Elle n’autorise aucune évasion mentale, le travailleur est victime de paralysie mentale même en-dehors de son lieu de travail. L’abrasion de la vie mentale propre aux opérateurs est favorable à la production. Le silence mental contribue en effet à l’assujettissement du corps. Les mécanismes de défense déployés contre la souffrance sont propices à la productivité. L’agressivité et la frustration réactionnelle sont réprimées par peur et culpabilité et retournées contre soi pour une plus grande disciplinarisation. La tension nerveuse est rapatriée dans l’accélération du rythme de travail.

Lire la suite , « Quels sont les impacts des modèles théoriques de management sur les organisations du travail ?« , et « La violence peut-elle être interprétée comme un mode de « management pathogène » ? » sur le site https://managersante.com

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