Souffrance au travail : « les salariés ne se reconnaissent plus dans ce qu’ils produisent »

Stress Travail et Santé

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Quel est le point commun entre le « Dieselgate », le scandale de Lactalis et les maisons de retraite – EHPAD ? La souffrance au travail engendrée par le conflit moral entre exigence de rentabilité et respect de la qualité du produit. C’est en tout cas le lien que font Yves Clot et Jean-Yves Bonnefond, deux chercheurs en psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).

Partant de la souffrance croissante des salariés au travail, Yves Clot et Jean-Yves Bonnefond, chercheurs en psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), soulignent la dimension fondamentalement écologique et politique de cette crise qu’ils situent sur le terrain de l’éthique. Selon eux, les individus ne se reconnaîtraient plus dans les produits ou services qu’ils fabriquent et en conséquence, vivraient leur travail au quotidien comme un processus d’aliénation. S’appuyant sur une expérimentation qu’ils ont conduite sur le site Renault de Flins, dans les Yvelines, ils invitent à une reconquête par les salariés de leur production, en ramenant la prise de décision au plus près de la chaîne de travail et en recentrant le dialogue social sur la qualité de la production, et la santé des travailleurs.

Vous avez un point de vue tranché sur l’affaire des moteurs truqués de Volkswagen. Selon vous, il s’agit d’abord d’un symbole des dysfonctionnements dans l’organisation actuelle du travail. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

Yves Clot – Quand on se penche sur le dossier « Volkswagen  », on se rend compte qu’on a une direction d’entreprise qui a ses critères de rentabilité et d’expansion. Cette direction, pour gagner des parts de marchés, décide de vendre des voitures « non polluantes » et fixe des délais très courts à ses ingénieurs pour les développer. Ceux-ci font le job pour trouver des solutions techniques, sauf qu’ils se rendent compte très rapidement que les délais sont impraticables. À ce moment-là, pas question de discuter les directives imposées en haut lieu par Volkswagen. C’est simple, l’idée même qu’ils puissent remettre en cause les délais n’existe pas, car dans ce mode d’organisation de la décision, c’est impensable. Sans que la hiérarchie les incite, ils font donc le choix de tricher : ils fabriquent un logiciel trompeur, pour avoir un moteur qui correspond artificiellement aux normes de pollution.
C’est là qu’on arrive à ce que je nomme un « conflit de critères ». Chez ces développeurs surgit une tension entre la qualité exigée du produit et les délais fixés par l’entreprise pour imaginer ce produit. Dans ce cas précis, on a en réalité la matrice de tous les problèmes d’aujourd’hui : c’est l’entrelacement de ces différents critères qui va conduire les employés de Volkswagen à une situation de souffrance. Toute la violence actuelle dans le monde du travail réside dans le refoulement organisationnel des conflits de critères autour de la qualité du travail, qui amène par exemple l’exigence de rentabilité dictée par le marché à s’opposer à l’expertise des individus.
Avec un impact redoutable sur leur santé mentale puisqu’ils ne peuvent plus se reconnaître dans ce qu’ils produisent et qu’ils ont le sentiment de pervertir leurs compétences et de sacrifier leur conscience professionnelle. On ne peut séparer la question de la qualité de vie au travail de celle de la qualité des produits et des services que nous fabriquons. C’est aussi écologique que social.

Et que répondez-vous à ceux qui attribuent le mal-être au travail à un problème de management ?

YC – Selon moi, il est parfaitement incohérent de réduire l’impasse actuelle à un simple problème de management. Les enjeux sont bien plus importants que cela. C’est un problème fondamentalement politique qui engage aussi la qualité des produits que nous fabriquons et des services que nous rendons aux autres. On ne peut pas continuer à traiter les choses, les matériaux ou les services de cette manière, sous prétexte que ce ne sont que des marchandises. Au bout du compte, ce sont aussi ceux qui les fabriquent que l’on maltraite. Le respect des travailleurs passe également aujourd’hui par le respect de la marchandise fabriquée.
Et ce critère de qualité prend d’autant plus d’ampleur lorsqu’on va vers les services publics (santé, justice, enseignement). Prenons l’exemple des EHPAD [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, NDLR] : lorsque leurs agents sont confrontés à des prescriptions contradictoires entre, par exemple, la qualité du geste de soin et le temps imparti pour la toilette d’un malade Alzheimer, ce sont des tiraillements plus profonds encore entre le juste et l’injuste, le bien et le mal, qui s’installent.
Je ne dis pas que ces conflits doivent être abolis ou niés. Au contraire, j’en fais l’éloge : c’est un moteur de l’ingénierie, de l’innovation et de la créativité des salariés. Il faut mettre en place une organisation du travail qui permettent de repérer et résoudre ces conflits. Imaginez, dans le cas de Volkswagen, des ingénieurs qui peuvent dire que les délais ne sont pas adaptés à la commande. Poussez encore plus loin l’utopie et imaginez que cet avis soit pris en compte et remonte jusqu’aux instances dirigeantes. Une solution nouvelle peut alors émerger s’il existe des instances où est cultivée la différence de points de vue sur les angles morts. Dans ce cadre nouveau, il n’y a pas d’activité empêchée, car les gens se reconnaîtront dans ce qu’ils font et prendront plaisir aux arbitrages propices à l’innovation.

Quel est votre avis sur toutes les nouvelles théories du management « bienveillant », à l’image des entreprises « libérées » qui visent à rétablir de l’autonomie et de la confiance au travail pour réduire la souffrance des salariés ?

YC – Il y a des problèmes au sein des entreprises, ils sont graves et totalement refoulés socialement, c’est une certitude ; donc tous ceux qui s’attaquent à ce sujet, comme Isaac Getz [théoricien de l’entreprise libérée, NDLR], à priori, je les regarde avec sympathie. Être libre, ou non, c’est la question la plus importante lorsque l’on parle de souffrance au travail. Après, tout dépend de ce qu’on appelle « liberté ». Et de ce point de vue là, je suis plus sceptique.
La théorie de l’entreprise libérée ne se situe pas du côté des processus de dialogue institués, ni sur le terrain de la négociation collective, mais plutôt du côté de la « libération » des énergies individuelles qui sont paradoxalement à l’initiative du dirigeant. C’est une chose très différente car ce sont des organisations qui renvoient chaque individu à son propre potentiel, à son propre talent, à son « leadership ». Pour moi, c’est un vrai piège, car il ne peut y avoir de performance que dans un travail collectif qui développe l’autonomie de chacun. Ce recentrage dogmatique sur l’individu peut même se retourner contre sa « libération », donner naissance à des rivalités, de la violence, ou encore de l’individualisme exacerbé, et ne crée donc pas les conditions propices à long terme au dialogue et à l’action concertée.
C’est un humanisme un peu naïf ou trompeur que de compter sur une nature humaine spontanément tournée vers le bien commun sans conflits. Nous sommes moins tranquilles que cela ! Une entreprise ne peut s’appuyer durablement sur la seule bonne volonté individuelle de potentiels leaders charismatiques œuvrant spontanément au bonheur de tous ! C’est pourquoi, et j’insiste sur ce point, plutôt que de parler d’entreprise libérée, parlons d’entreprises délibérées autour de la qualité du travail, d’un « libre examen » réglé entre niveaux hiérarchiques et professionnels, au plus près du réel et jusqu’en haut pour faire descendre l’organisation sur les problèmes, sans tricher.
Jean-Yves Bonnefond – D’autant que cette logique très individualiste peut fonctionner un certain temps, dans une structure de petite taille, mais elle ne résistera pas au développement de la structure et dans des organisations de très grande taille, extrêmement structurées, la « libération » individuelle tourne court.

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