Violences organisationnelles et souffrance éthique en animalerie

Stress Travail et Santé

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L’article relate une intervention en psychodynamique du travail dans une animalerie, qui a fait suite au repérage par la médecine du travail de situations de souffrance. Des agents dénonçaient une violence managériale à leur encontre qui, au fond, en masquait une autre, à laquelle tous participaient indirectement et silencieusement : celle exercée contre les animaux. Le travail mené a contribué à l’émergence de nouvelles formes de coopération.

Un article de Marina Pietri, psychologue du travail, dans Mouvements 2023/1 (n° 113), pages 25 à 39 – www.cairn.info

Le cadre de l’intervention collective

À côté d’emplois salariés à temps partiels, j’exerce aussi mon métier de psychologue du travail en libéral. Dans ces différents contextes, des agents me sont orientés par des médecins du travail pour un suivi et j’interviens auprès de collectifs, en binôme avec un collègue psychologue du travail. Cette pluralité des modalités d’exercice de mon activité me permet d’accéder à des témoignages sur des situations où l’anonymat est préservé. Ici, cet article porte sur une action en milieu universitaire, dans une animalerie.

En 2020, un médecin de prévention repère une souffrance présente chez plusieurs agents travaillant dans une animalerie. L’activité y est ressentie par certains comme particulièrement pénible. Ils se plaignent des conditions difficiles de travail et des méthodes de leur responsable, à qui ils reprochent un encadrement inéquitable, méprisant, manquant de communication et une absence de reconnaissance. Après une visite dans l’animalerie, le médecin de prévention propose la mise en place d’une intervention en janvier 2021, sous la forme d’une enquête en psychodynamique du travail (1). La discipline a été développée en France par Christophe Dejours à partir des années 1970 (2). Selon cette approche, il existe une relation entre la manière dont le travail est organisé et la santé mentale des travailleur·euses. La psychodynamique du travail investigue ce qui est cause de souffrance dans le travail et la dynamique des processus psychiques mobilisés par la confrontation du sujet à la réalité du travail.

L’enquête en psychodynamique du travail vise spécifiquement à comprendre les stratégies déployées par les sujets pour maintenir engagement et santé, notamment sous la forme des défenses qu’iels mettent en place. L’attente du responsable administratif qui porte l’intervention (il sera absent par la suite pour raisons médicales) est de partager une analyse de la situation du point de vue du métier, de l’organisation du travail et du management, pour permettre de travailler dans un climat serein. Avec un collègue psychologue du travail associé à l’intervention (3) et avec le soutien du médecin de prévention formé à la psychodynamique du travail qui nous mandate, nous présentons aux responsables une approche centrée sur le travail. Lors de cette réunion, le manager exprime un agacement, face à ce qu’il désigne comme une lassitude à devoir encadrer certains agents du fait « de leurs absences répétées, de leur fragilité et de leur insatisfaction constante ».

Avec mon collègue binôme, nous faisons l’hypothèse, à l’instar de ce qu’avait souligné Anne Flottes (4), que s’en tenir à pointer, d’une part, des méthodes managériales abusives face à un problème et, d’autre part, une fragilité excessive de certains agents, ne serait pas satisfaisant. Cela consisterait à désigner une souffrance en évitant de se donner les moyens de l’élaborer réellement. Ces débordements managériaux, s’ils sont avérés, comme ces plaintes d’agents à l’encontre de leur responsable, permettraient d’éviter de mettre en débat un travail dont chacun aurait peur de questionner le sens. Nous suggérons cette hypothèse à nos interlocuteurs. Le responsable administratif insiste pour que nous intervenions. Sous son influence, le responsable de l’animalerie, quelque peu rassuré par l’angle porté sur l’activité, accepte également.

La psychodynamique du travail investigue ce qui est cause de souffrance dans le travail et la dynamique des processus psychiques mobilisés par la confrontation du sujet à la réalité du travail.

Nous présentons ensuite notre méthode aux agents pour recueillir leur volontariat pour participer à un groupe d’enquête. Seule une partie des agents de l’animalerie est favorable. Il s’agit de trois agents se qualifiant d’« animalier·es », c’est-à-dire dédiés aux soins aux animaux. Les six autres, qui travaillent en laverie, semblent réticent·es. Trois d’entre eux se taisent ; ils sont des jeunes nouvellement recrutés. Trois autres, dont un frère et une sœur, expriment qu’iels ne veulent pas prendre part à ce qu’ils estiment être une enquête à charge contre leur encadrement, à qui iels n’ont rien à reprocher. Cette femme est aussi la mère d’un des trois jeunes récemment embauchés ; son fils doit encore suivre une formation qualifiante, comme les deux autres jeunes embauchés. Le troisième agent nous dit qu’il exerce un second travail en accord avec l’encadrement, qui lui a permis d’aménager ses horaires en conséquence. Chacun·e a donc sans aucun doute des intérêts à ne pas s’exposer dans ce groupe.

Mon collègue et moi insistons sur notre approche centrée sur le travail et non sur la personnification des conflits. Nous réitérons que nous travaillons sur la base du volontariat de professionnel·les de même niveau hiérarchique et qu’à partir de trois agents le groupe pourra être constitué et l’échange avoir lieu sur le temps de travail. Nous expliquons que l’anonymat est respecté, y compris dans le rapport, le cas échéant (si le groupe souhaite que nous transmettions à la hiérarchie une synthèse des analyses rédigée par nos soins). Puis, nous arrêtons une date pour la première réunion. Étonnamment, tou·tes les agents du service y sont présent·es. Nous apprenons par l’un d’eux que le responsable les a tou·tes obligé·es à assister à la réunion. Après un courriel de rappel au responsable de notre cadre d’intervention, la réunion suivante a lieu. Cette fois-ci, seul·es trois agents animalier·es (deux hommes et une femme), sont présent·es et volontaires. Deux travaillent en élevage et le troisième en expérimentation.

Il s’est agi ensuite de mener cinq séances d’échanges en collectif, à raison d’une par mois environ, suivies d’une synthèse présentée au groupe des trois agents. Une observation du travail a été réalisée en avril 2021. Le groupe, après l’avoir validée, a décidé de la transmission de la synthèse au responsable en présence du médecin de prévention. Nous avons introduit un temps de présentation des analyses à l’encadrement, qui a souhaité être accompagné du directeur scientifique de la plateforme. Puis, le document de synthèse des analyses a été transmis au responsable et à l’équipe de l’animalerie. Enfin, nous avons été convié·es à une réunion plénière du suivi de ce travail avec le responsable et l’équipe de l’animalerie.

Les spécificités du travail en animalerie

Sur le plan de l’activité de la plateforme d’animalerie, ses services sont proposés à des équipes utilisatrices. 12 000 souris, sans compter les souriceaux, y sont élevées et soignées pour la recherche appliquée au médical ou pour la recherche fondamentale. Le service est constitué de trois secteurs concernant d’une part les agents travaillant en laverie et d’autre part ceux travaillant au « change » des animaux, à leur soin, qu’il s’agisse d’élevage ou d’expérimentation. Les animaux passent de la zone d’élevage à celle d’expérimentation à partir du moment où ils intègrent un protocole expérimental. Il s’agit d’apporter les soins aux souris et d’amener l’animal à endurer l’expérimentation le temps nécessaire, puis à alerter l’encadrement lorsque la souris souffre visiblement trop du protocole qu’elle subit.

Les secteurs d’activité de l’animalerie occupent deux espaces délimités et séparés : la zone sale (laverie) et la zone propre (élevage et expérimentation), le statut sanitaire des animaux devant être maintenu du fait de leur vulnérabilité. Les agents de la laverie travaillent en groupe et sont exclusivement affectés en zone sale. Un agent en zone d’expérimentation travaille seul et traverse les deux zones. Les agents dédiés à l’élevage travaillent isolément et sont exclusivement affectés en zone propre, comme le responsable, qui travaille également seul en expérimentation, mais uniquement en zone propre dans les deux ailes. Contrairement à l’autre agent qui travaille en expérimentation et traverse les deux zones, le responsable, lui, ne pénètre pas la zone sale.

Les tâches dites « de change » dans les salles d’élevage consistent à changer les litières, à réaliser l’abreuvement et l’alimentation des animaux, suivre leur reproduction, surveiller leur état sanitaire, entretenir les lieux d’hébergement, maintenir l’environnement des animaux et gérer les stocks de matériel. La procédure de change de la salle d’expérimentation est plus complexe que celle réalisée en élevage, car les animaux y sont plus fragiles et plus précieux étant donné les recherches menées. Le matériel est emballé dans des sacs à autoclave ; le remplissage des biberons, le déballage de la nourriture et le change lui-même, s’effectuent sous hotte. Les tâches de laverie visent à collecter et vider les cages sales et les biberons, laver, sécher, ranger les cages et biberons, gérer les stocks des litières et de nourriture, entretenir les locaux, la machine à laver, les cages, évacuer les déchets biologiques et relever les anomalies constatées.

Les agents travaillent 7h30 par jour. À la suite du week-end, où les agents ne travaillent pas, les trois premiers jours de la semaine sont intensifs et le rythme des deux derniers jours est moins soutenu. L’équipe de la laverie doit attendre en début de semaine environ une heure que l’équipe du change lui fournisse le matériel à laver. Les agents démarrent à 9h. Les premiers s’habillent et se regroupent pour échanger en attendant d’avoir de quoi travailler. Cependant, un agent de la laverie (celui qui a son autorisation de cumul d’emplois) démarre à 8h, quand un autre agent côté élevage démarre à 9h30 (pour pouvoir emmener son enfant à l’école). L’agent de la laverie qui embauche à 8h n’a donc pas d’activités à réaliser avant que l’animalier qui arrive à 9h30 ne lui en fournisse plus tard, lui apportant les cages sur un chariot à étages. Le premier agent ne pourra arrêter le travail qu’une demi-heure après le second. En fonction des roulements, cet aspect est source de tensions entre l’un et l’autre, l’agent de la laverie se plaignant auprès de sa responsable de cette situation qui l’oblige à attendre, puis à s’accélérer et finalement à terminer plus tard sa journée de travail.

L’activité est pénible et manque de matériel adapté. Le bruit en laverie est présent, avec le port préconisé d’un casque de protection. Ce dernier est en fait peu utilisé car l’écoute des bruits de l’autoclave permet de surveiller le bon accomplissement des cycles de lavage. Dès l’entrée, le lavage des mains est obligatoire, comme le port de combinaisons lavables, sur-chaussures, gants et masque chirurgical. L’été, les équipements sont inadaptés car trop chauds. La chaleur est accentuée par un système de ventilation défaillant. Une odeur d’urée liée aux déjections animales imprègne les lieux. Les agents sont exposés aux risques de transmission de zoonose, comme le sont les animaux (morsures, griffures ou contact de muqueuses avec des excréments). Des produits chimiques corrosifs sont manipulés en laverie. La réglementation sur le suivi sanitaire de l’animalerie, l’éthique liée au bien-être animal et les conditions de sécurité des agents est présente. Des inspections ont lieu et l’agrément est renouvelé tous les six ans. Le directeur est responsable de la mise en œuvre de la réglementation que le responsable de l’animalerie fait appliquer aux agents et aux équipes utilisatrices, clientes de l’animalerie.

Éléments d’analyse de la souffrance des agents dédiés au soin

Une activité générant des questions éthiques sur le vivant

Des agents de la laverie, peu en contact avec les souris, pensent pour certains que l’animal ne serait qu’un objet d’expérimentation avec une vocation unique d’utilité pour la recherche. D’autres agents de l’animalerie, dédiés au soin, estiment quant à eux que l’animal, qu’ils précisent être transgénique, est un être vivant, et doit être considéré comme sujet de soin.

« On n’a pas le droit d’avoir de l’affection pour l’animal. On n’est pas censé en avoir, puisque l’animal va mourir pour l’expérimentation ; à la fin du protocole, on les euthanasie. »

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Notes
[1] C. Dejours, Travail : usure mentale, Paris, Bayard, 2000 [1980].
[2] C’est en 1993, dans l’addendum à la deuxième édition de Travail : usure mentale, que Christophe Dejours utilise pour la première fois l’expression « psychodynamique du travail » pour qualifier sa discipline.
[3] Cette enquête en psychodynamique du travail a été réalisée avec Ziad Youakim, dont je salue ici le précieux travail de binôme.
[4] A. Flottes, « Les sortilèges du virtuel », Travailler, 17, 2007, p. 163-178.

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