Suicides, souffrances: les inspecteurs du travail mettent leur ministère en accusation

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Depuis 2017, on compte cinq suicides et dix tentatives de suicide dans les rangs du ministère du travail. Les agents de contrôle, particulièrement à risque, dénoncent des conditions de travail qui se dégradent continuellement, mais aussi une volonté de leur hiérarchie de les faire pencher davantage du côté des employeurs. Le conflit commence dès l’école de formation. 

Dans la soirée du 27 février, un inspecteur-élève du travail a avalé une forte dose de médicaments dans les locaux de l’Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (INT), à Marcy-l’Étoile, près de Lyon (Rhône). Ce futur inspecteur du travail y résidait avec ses 44 compagnons de promotion entrés à l’INT à l’automne 2018, et qui devraient devenir inspecteurs en décembre 2019. Sa tentative de suicide, interprétée par ses plus proches camarades comme un « appel à l’aide », jette une lumière crue sur les fortes tensions traversant cet établissement public, placé sous la tutelle directe du ministère du travail. La ministre Muriel Pénicaud connaît d’ailleurs bien la maison : elle en a dirigé le conseil d’administration de 2006 à 2009, alors qu’elle était à la tête des ressources humaines de Dassault systèmes, puis de Danone.

Pour de nombreux agents du ministère, ce geste doit être directement relié au malaise général qui prévaut au sein de l’inspection, et qui se matérialise là aussi par des drames : en tout, les syndicats ont décompté dans leurs rangs cinq suicides et dix tentatives depuis début 2017, dont trois tentatives sur les trois premiers mois de 2019. Les controverses nourries qui opposent la direction de l’INT à une partie des dernières promotions passées par Marcy-L’Étoile semblent non seulement être l’une des explications de la récente tentative de suicide, mais aussi un miroir – grossissant – de l’état du conflit entre ce corps de contrôle et sa tutelle, le ministère du travail et sa puissante Direction générale du travail (DGT).

Traditionnellement, les inspecteurs du travail ne se considèrent pas comme des conseillers à égale distance entre le salarié et son employeur : le code du travail estime la relation entre ces deux parties inégale par nature, et les agents de contrôle veillent donc à l’application du droit du travail dans les entreprises. Ils disposent d’un pouvoir de sanction, qui peut aller jusqu’au déclenchement d’une procédure pénale. Leur fonction doit les rendre « indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue », selon les termes de l’Organisation internationale du travail.

L’enquête menée par Mediapart, basée sur de nombreuses interviews d’agents et de multiples documents, montre qu’à rebours de cette interprétation, les inspecteurs se sentent de plus en plus poussés à « mieux » apprécier la logique des employeurs. Et donc à lever le pied sur la défense des droits des salariés au sein des entreprises qu’ils contrôlent. En 2016, un webdocumentaire diffusé par Mediapart donnait la parole à ces professionnels inquiets de voir leurs pouvoirs se réduire. Ces derniers jours, L’Humanité a également bien documenté ce conflit, ici et .

« Cela fait presque dix ans que le ministère essaye de réformer ce corps d’inspection, qui résiste toujours. Il y a désormais une tentative d’opérer la transformation à la racine, dès l’école de formation », estime Carine* (les prénoms de la plupart des personnes citées ont été modifiés, voir en Boîte noire), actuellement en formation à l’INT. « Il y a deux conceptions du code du travail : soit c’est un outil de protection et de défense des droits des salariés dans leurs relations déséquilibrées avec leur employeur, soit c’est un outil parmi d’autres de gestion des ressources humaines », résume Juliette*, qui a quitté l’institut de formation il y a quelques années.

Pour elle, pas de doute, « la direction de l’INT penche clairement dans la seconde direction, même si les cours sont dispensés par des inspecteurs du travail en poste un peu partout en France, ce qui sauve la formation ». « Il y a un changement depuis quelques années », analyse lui aussi Denis*, qui est justement l’un des formateurs à l’œuvre dans cette période de 15 mois, complétée par une semaine de formation complémentaire par mois pendant un an. « Là où 95 % du temps de formation était centré sur le métier, aujourd’hui il y a un glissement plus idéologique, vers la compréhension de la logique des chefs d’entreprise. On assiste à une reprise en main de l’inspection », juge-t-il.

Pas le droit de s’opposer publiquement aux réformes

Une tentative de reprise en main que les esprits critiques font remonter à la réforme lancée en 2013 par le gouvernement Ayrault, qui a placé les inspecteurs sous l’autorité hiérarchique d’un « responsable d’unité de contrôle ». Les injonctions à se soumettre à la hiérarchie du ministère et à respecter un sourcilleux devoir de réserve se sont multipliées ces derniers mois, et s’accompagnent d’une surveillance accrue des prises de position hostiles à la ligne impulsée par la DGT et par l’école de formation. « À l’INT comme au ministère, ils ne veulent plus de profils syndicaux ou contestataires, c’est clair », assure Estelle*, syndicaliste et formatrice à l’INT.

Interrogée par Mediapart, la direction générale du travail assume avoir mené une réorganisation de ses services, « indispensable pour s’adapter à un monde du travail en profonde mutation mais aussi pour répondre aux attentes […] en matière d’efficacité de l’action publique ». Elle estime que les tensions « sont largement retombées maintenant que la réforme a été menée à bien » et fustige « l’attitude jusqu’au-boutiste de certains », qui seraient à l’origine de « pressions exercées sur les collectifs de travail et l’encadrement [qui] ont pu être difficiles à vivre ».

Le service du ministère du travail insiste auprès de Mediapart : « Pour isolés qu’ils soient, les agissements de certains, qui mélangent travail et engagement politique, sont inacceptables et nuisent à l’inspection dans son ensemble » (lire l’intégralité des réponses apportées par le ministère, et nos questions, sous l’onglet Prolonger).

C’est dans le même esprit que le directeur adjoint des ressources humaines du ministère a répondu, le 22 mars, à un courrier signé par plusieurs syndicats (CGT, Sud, FSU et CNT) qui remettait en cause plusieurs aspects du programme pédagogique de l’INT. Face aux critiques, le haut fonctionnaire n’y va pas par quatre chemins. « Ce type de propos publics est de nature à porter gravement atteinte à l’image et au bon fonctionnement du système d’inspection et du ministère du travail », écrit-il, rappelant les signataires au « respect de neutralité et d’impartialité auxquelles est soumis tout fonctionnaire, y compris stagiaire ».

Ces principes déontologiques, explicités dans un code de déontologie publié en 2017, sont martelés pendant la formation. Ils occupent trois semaines de cours, là où les principes légaux entourant le temps de travail, qui constituent le cœur du travail des inspecteurs, n’ont par exemple droit qu’à une petite semaine durant la formation initiale. « Titulaires de pouvoirs exorbitants du droit commun, les agents de contrôle se doivent d’être exemplaires en termes d’impartialité, d’intégrité et de dignité », explique le ministère à Mediapart. « En fait, on comprend très vite qu’on peut soutenir autant qu’on veut la politique de l’administration, mais qu’on n’a pas le droit de s’y opposer », ironise Carine*, qui a récemment quitté Marcy-L’Étoile.

Lire la suite, « Gestion catastrophique des situations de souffrance » et « Le directeur de l’école, l’un des « principaux moteurs » de la souffrance des agents« , sur le site www.mediapart.fr

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