[Procès France Télécom] Jour 24.1 – « Il n’allait plus voir les oiseaux »

Stress Travail et Santé, Suicide Au Travail

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L’audience du 14 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Arno Bertina, auteur de plusieurs romans, dont « Des châteaux qui brûlent » aux Éditions Verticales, et de quelques récits, dont « Des lions comme des danseuses », aux éditions La Contre-Allée.

Souvent passé devant, j’entre pour la première fois seulement dans le nouveau Palais de Justice, porte de Clichy. Le hall est impressionnant, vaste et lumineux. On pourrait être dans un aéroport ou dans un centre commercial mais l’œil n’est agressé par aucune enseigne. L’impression d’élégance est plus nette encore dans la salle d’audience : l’austérité attendue est atténuée par la chaleur des tons (un parquet, des boiseries au mur comme au plafond…). Je m’assois, et à l’autre bout du banc un homme d’une quarantaine d’années. Je sors du papier, mes stylos. Je regarde les premiers avocats aller et venir. Attiré par quelque chose je me tourne à nouveau vers mon voisin : il pleure.
Si l’examen des volumes, des textures et des lampes, a pu me faire oublier, un temps, les raisons que j’ai d’être ici, les larmes de cet homme me ramènent à la situation terrible : l’audience d’aujourd’hui sera consacrée à l’examen de deux suicides (ceux de Camille Bodivit, 48 ans, qui a sauté d’un pont et s’est noyé, et de Nicolas Grenoville, 28 ans, qui se pend chez lui le 10 aout 2009) et deux tentatives de suicide (celles de Catherine Senan, qui absorbe des médicaments sur son lieu de travail, au Havre, et de Yonnel Dervin, qui se plante un couteau dans le ventre en pleine réunion avec son supérieur, à Troyes).
Pendant que l’un des magistrats lit les huit pages concernant Catherine Senan (sur les 700 que comptent l’ordonnance de renvoi), je mesure pour de bon tout ce que ce procès a d’exceptionnel : sur le banc des prévenus, quelques taiseux et Didier Lombard, PDG de France Telecom de 2005 à 2011, Louis-Pierre Wenes, son cost-killer, et Olivier Barberot son DRH. Ils sont soupçonnés d’avoir été indifférents à l’extrême violence des ordres qu’ils donnaient, qui poussèrent une cinquantaine de salariés à se suicider – Didier Lombard eut même l’affront de parler de « mode » pour désigner l’augmentation des suicides au sein de son entreprise. Ils étaient morts, et il continuait de s’en moquer. Dans un contexte plus général d’impunité totale des acteurs du néo-libéralisme et des promoteurs de la compétition de tous contre tous, il est exceptionnel, oui, de voir la justice d’un pays demander à ces puissants de rendre des comptes pour ces vies broyées et ces moqueries.
Cela j’aurais pu l’écrire avant d’assister à l’audience. Ce que je ne pouvais pas imaginer : la lenteur des débats, que les magistrats s’avèrent si méticuleux. On dira « c’est le rythme de la justice, il faut ça pour en venir aux preuves et aux convictions » mais je cherche à désigner autre chose, en l’occurrence. Dans un contexte plus banal, il existe un lien physique entre la personne qui harcèle et sa victime, ou entre un assassin et sa victime. Dans le cas des dirigeants de France Telecom, la distance est l’arme du meurtre en quelque sorte, et la Cour essaie de comprendre si cette distance est un alibi innocentant les dirigeants, ou si, au contraire, elle a permis la violence des prévenus qui, n’étant pas confrontés à des personnes physiques, ont pu rester consciemment indifférent aux dégâts humains générés par les plans qu’ils imaginaient dans leurs bureaux très confortables. Pour ce faire, la Cour, et, d’une autre façon, les parties civiles, tentent de remonter le courant : l’organigramme de France Telecom ce sont des ordres qui tombent du sommet de la pyramide, et ruissellent jusqu’aux techniciens de base, en région. Les magistrats doivent parvenir à comprendre exactement cette chaîne des responsabilités dans laquelle les prévenus se perdent eux aussi. Et la Présidente ne lâchera pas : on passe du temps à comprendre comment telle unité régionale est reliée à la direction nationale, pourquoi tel service dépend de telle direction, etc. On passera ainsi un temps fou, vendredi, à examiner la question des nacelles d’intervention, de leur rareté sur le terrain – cette question est apparue dans les témoignages concernant le suicide de Camille Bodivit, elle n’est pas centrale mais pourrait être une sorte de fil dépassant de la pelote, qui permettra de la dévider complètement. Au fil des heures, on assiste ainsi à une sorte d’affrontement entre l’idéal et la réalité. Et contrairement à ce que voudraient faire croire les prévenus, ce ne sont pas les salariés qui seraient – aveugles – ignorants des réalités (économiques) ; ce sont bien ces hauts dirigeants assis sur le banc des prévenus qui, ayant mis au point un plan, s’agacent à chaque étape de voir que la réalité ne se plie pas à leur splendide dessein. Quand Louis-Pierre Wenes répond à la Présidente « On veut respecter les contrats qu’on signe avec nos clients ; si le client a souscrit parce qu’on lui promet de réparer sous deux heures, on doit le faire », il refuse implicitement d’envisager que les propositions commerciales n’étaient pas réalistes. Pour lui, à cet instant, et depuis dix ans, le désespoir et les suicides des salariés n’ont pas diminué la beauté du plan établi par lui ou ses semblables, qui sont obligés, face à la Cour, de ravaler leur morgue – mais il suffit de les croiser tous sur le parvis, à vingt heures, attendant chauffeurs et taxis, il suffit, oui, de les voir souriants et rigolards, pour comprendre que le défilé de ces vies martyrisées continue de ne rien leur faire du tout. Quand le monde des salariés vacillait au point qu’ils cherchent à en finir avec la vie, eux restent sûrs de leurs repères, de ce qu’ils croient être des réalités quand ce ne sont que des certitudes. Ces gens-là ont vraiment tout des idéalistes furieux, qui de l’Union Soviétique aux visions délirantes d’Hitler, ont toujours cherché à faire coïncider la réalité avec des constructions imaginaires. Pour ces gens, la réalité est un embarras, une racaille à qui il faut arriver à faire une clé dans le dos.
On se moquera en disant qu’il m’aura fallu 5000 signes seulement pour atteindre le fameux point Godwin mais il faut avoir été dans cette salle et les avoir entendus se défausser, tous, sur le pouvoir politique (Didier Lombard) ou sur leurs subalternes un peu cruels (Olivier Barberot) pour avoir le sentiment d’être face à des personnes utilisant la même défense qu’Eichmann lors de son procès à Jérusalem en 1961 (je ne faisais qu’exécuter des ordres, je devais organiser la solution finale et je l’ai bien fait).
Bon bref, comparaison n’est pas raison – je fais comme eux, oui : je me défausse au lieu de me corriger. Mais c’est aussi que la littérature propose l’inverse, à qui veut écrire : partir du réel, de l’observation de la vie et du vivant. Pour précisément, comme l’écrivait Kafka, « faire un bond hors du rang des assassins ». Et s’incliner devant la vie humiliée.
« Hors du rang des prévenus », ok, j’adapte Kafka pour ne pas tomber à mon tour, après le personnage du Procès, sous le coup de la loi.

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