[Procès France Télécom] Jour 32 – La faute au capitalisme… et à ses dirigeants

03 juillet 2019 | Suicide Au Travail

L’audience du 28 juin 2019 du procès France Télécom,vue par Aurélie Trouvé, ingénieure agronome, maitre de conférence en économie et co-présidente d’ATTAC.

Je suis sortie de cette session du tribunal avec la nausée, pas seulement à cause de la chaleur, mais parce qu’est décrite de façon très concrète et très précise la brutalité, la violence vécues par des dizaines de milliers d’employé.e.s de France Télécom. Mais qui est responsable ? Le système, ce capitalisme qui broie les employé.e.s pour en extraire la « survaleur » la plus grande possible, qui oblige l’entreprise et ses dirigeants à s’adapter au marché et à nourrir toujours plus les dividendes des actionnaires ? Ou les dirigeants de l’entreprise elle-même, harcelant moralement et imposant sciemment un « management du stress »¹? Toute l’après-midi a tourné autour de ces questions. Et finalement, conduit à enlever ou et à le remplacer par et : c’est bien le système capitaliste et ses dirigeants, ici ceux de France Télécom, qui sont responsables de ce désastre humain.
Olivier Barberot, le DRH, un des dirigeants mis en cause, débute l’après-midi ainsi : c’est injuste de montrer du doigt des personnes, furent-elles dirigeantes de France Télécom au moment du désastre. Les responsables ? Le « système », la décision de privatiser l’entreprise et les conséquences qui l’accompagnent, les autorités de la concurrence et les contraintes qu’elle leur impose. Louis-Pierre Wenes, n° 2 de France Télécom, y ajoutera un autre coupable deux heures après : le brusque changement technologique, puisque les dirigeants auraient réalisé subitement, en 2006, qu’il fallait passer de la téléphonie fixe à l’internet. Seule l’industrie de la photo avec le passage de l’argentique au numérique aurait vécu changement aussi brusque. Olivier Barberot ose le dire : pour nous dirigeants, dans ce contexte, « la performance sociale est un combat quotidien ». Bref, c’est la faute à des forces qui nous dépassent et personne n’est responsable directement. C’est une grande force du capitalisme : invisibiliser les victimes et leurs souffrances, mais aussi leurs bourreaux.
Mais à bien écouter Danièle Linhart, directrice de recherche émérite du CNRS et sociologue du travail, on comprend que ces dirigeants n’ont pas subi les logiques implacables du capitalisme, ils ne les ont pas seulement accompagnées, ils ont fait de France Télécom un laboratoire des nouvelles méthodes d’exploitation du travail. Avec une stratégie de déstabilisation de dizaine de milliers de salariés, dans un temps très court, par un petit groupe de dirigeants. Louis-Pierre Wenes a d’ailleurs fini par le reconnaître cet après-midi de procès : il fallait faire partir 20.000 salariés en un temps record. Danièle Linhart complète cet objectif par un autre, encore moins avoué : rendre malléables les autres, les 80.000 salariés qui restent. Comment ? En attaquant leur professionnalité, leurs compétences, pour les rendre illégitimes à leurs propres yeux. En organisant l’obsolescence systématique des savoirs, par des mutations, des transformations de postes, des déclassements, notamment vers des plates-formes téléphoniques… En les mettant dans un état permanent d’apprenti pour faire vaciller les repères professionnels. Danièle Linhart rapporte ainsi des propos d’un cadre de France Télécom lors d’un séminaire avec des salariés : mon vrai boulot c’est de produire de l’amnésie… en secouant le cocotier en permanence. Et pourquoi ? Parce que leur enlever le savoir, c’est leur enlever les quelques formes de pouvoir qu’il leur reste dans l’entreprise.
Dans ce laboratoire, bien d’autres méthodes ont été appliquées par les dirigeants, comme le rapporte Danièle Linhart : transformer le travail, qui passe d’une forme de socialisation et de cordon ombilical avec le reste de la société, à une épreuve individuelle. Multiplier les évaluations individuelles de performance dont dépendent les primes salariales. Casser les collectifs de travail. Danièle Linhart rapporte là encore les propos d’un consultant ressources humaines engagé par France Telecom : il faut distiller de la peur, de l’angoisse pour que les travailleurs soient plus réceptifs. En effet, comme il s’agissait de fonctionnaires dans le cas de France Télécom, il fallait les précariser autrement, en attaquant leur identité, les valeurs qu’ils portent dans leur travail. Transformer leurs missions de services publics auprès d’usagers de la téléphonie en des actes commerciaux, de prédation auprès de clients à capter. Autre méthode appliquée, rappelée cette fois-ci par une avocate : enlever toute compétence technique aux chefs d’équipe, qui ne sont plus que des managers, des gestionnaires, des tacticiens, ce qui isole et enferme chacun des salariés dont le chef ne comprend pas ce qu’ils font.
Après ce témoignage implacable de Danièle Linhart, la défense des accusés a semblé quelque peu bousculée, malgré l’armada de ses avocats. Louis-Pierre Weines s’est lâché : le taylorisme n’existe plus ! Depuis les années 1970, il y a beaucoup plus d’autonomie, de savoirs, de pouvoir donnés aux salariés dans les entreprises. Et lui-même aurait appris à déléguer de plus en plus, un manager est là pour supporter son équipe et d’ailleurs, les évaluations de performance individuelle ne serviraient qu’à savoir qui a le plus besoin d’aide dans l’équipe. Quand on lui demande pourquoi ces évaluations sont dites « comparées », là il commence un peu à se dévoiler : il s’agit de « détecter le maillon faible de mon équipe » ! Tous ces changements dans l’entreprise auraient été faits sans brutalité, les instances représentatives des salariés auraient été bien associées et sur plusieurs mois, des formations adéquates auraient été dispensées auprès de chaque salarié qui en avait besoin…
Le résultat de tout ça est connu : des suicides, des dépressions, des vies dévastées. Une assistante sociale qui vient à la barre parle de « harcèlement institutionnel », d’ « œil du cyclone » qu’elle a pu observer du fait de sa fonction dans l’entreprise. Et qu’elle a elle-même vécu : angoisse de devoir partir, angoisse de voir ses collègues partir, en sous-traitance de France Télécom, en congé maladie, en longue dépression et parfois vers la mort. Angoisse liée à l’impuissance d’agir face à cette souffrance au travail alors même que c’est censé être sa mission. L’équipe d’assistant.e.s sociales.aux, d’infirmière.ers, de médecins du travail a été vidée de ses effectifs et mise à l’écart, puisqu’il s’agissait d’invisibiliser les souffrances au travail. Juste après la multiplication de suicides de salariés, fin 2008, les dirigeants décident de passer par des sous-traitants qui expliquent à la hiérarchie intermédiaire « comment on dresse un cheval », un psychanalyste qui propose de parler d’amour plutôt que de souffrance, qui met le focus sur les narcissiques, les pervers, les paranoïaques pour mettre tout ça sur le dos de pathologies individuelles.
L’avocate pose une question à un salarié et syndicaliste de l’UNSA en fin d’après-midi : est-ce que c’est la privatisation qui est en cause ? Hésitation… « oui, partiellement ». Mais pas seulement. Et là, j’en viens à penser à toutes ces privatisations prévues par E. Macron dans les mois à venir : Aéroport de Paris, Engie, Française des jeux, barrages, ports… Et je me rends compte que quand nous combattons les privatisations, nous parlons bien trop peu des répercussions sur les conditions de travail à venir. Sur les bouleversements pour les centaines de milliers de salariés qui travaillent aujourd’hui dans ces entreprises publiques.
Ce qui s’est dit pendant cette session m’a renvoyé également à ce qui se passe dans mon propre travail d’enseignante chercheuse : des transformations du cadre de travail qui s’accélèrent, des fusions avec tel établissement puis tel autre, une évaluation individuelle et une mise en compétition de plus en plus poussées et insidieuses, des burn out qui se multiplient… tout cela dans la fonction publique. Alors oui, on se dit que ce modèle managérial que nous a décrit Danièle Linhart s’immisce partout et qu’au fond, le capitalisme se déploie et avale tout. Ce qui me fait penser qu’un travail émancipateur ne passera pas par des aménagements à la marge du système, il demande de changer le système. Et ça passe déjà, comme le disait en début d’après-midi Eric Beynel, porte-parole de Solidaires qui s’est porté partie civile, par « se battre pour rendre visible ce qui a été invisibilisé ».
Via le site http://la-petite-boite-a-outils.org sur lequel nous vous recommandons d’aller voir les excellents dessins de Claire Robert.
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¹ expression que je reprends ici d’Ivan Du Roy et de son livre « orange stressée »

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