[Procès France Télécom] Jour 39 – qui dans cette salle n’a jamais mal répondu à un téléconseiller ?

Suicide Au Travail

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L’audience du 9 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Valérie Gérard, professeure de philosophie à Vanves, directrice de programme au Collège international de philosophie; elle vient de publier Par affinités, amitié politique et coexistence, aux éditons MF; elle aime bien Platon.

Après deux mois d’audiences que le parquet a commencé à conclure en requérant, vendredi 5 juillet 2019, les peines maximales prévues au moment des faits pour les infractions jugées : « harcèlement moral commis en réunion, voire en bande organisée par des personnes qui abusent de leur pouvoir », dans l’idée aussi que ce procès ferait jurisprudence, et que les DRH et managers ne pourraient plus se croire tout permis à l’avenir, cette dernière semaine est consacrée aux plaidoiries de la défense.
Mardi 9 juillet, pour la 39ème audience, c’est au tour des avocates et avocats de deux prévenus qui comparaissent pour « complicité de harcèlement moral » : maître Solange Doumic et sa collaboratrice, pour Guy-Patrick Cherouvrier, directeur des ressources humaines France, et maître Patrick Maisonneuve et son collaborateur, pour Jacques Moulin, directeur des actions territoriales d’opérations France (puis DRH). On attend de voir la forme que prend la rhétorique quand elle se met au service du néo-management en bande organisée, et tout particulièrement de dirigeants d’entreprise qui n’ont jamais reconnu la moindre responsabilité, quand ils n’ont pas raillé la « mode des suicides » ou « l’effet Werther » – allant jusqu’à rejeter la responsabilité des suicides sur la presse. Tous plaideront la non-constitution de l’infraction et la relaxe. Dans les couloirs du palais il se raconte que, le soir des réquisitions, à la sortie du tribunal, les sept prévenu.e.s étaient hilares. Ils et elles sont là, assis.e.s en rang, de Lombard à Cherouvrier, dont la défense soulignera la grandeur qu’il a à être là malgré sa maladie, tandis que le brushing de Moulin est presque aussi impressionnant que le sera le lyrisme de maître Doumic.
En attendant, c’est la collaboratrice de cette dernière qui commence. c’est ainsi que va le monde, toutes les entreprises se transforment – elle mentionne la SNCF, EDF, La Poste, et, donc, France Telecom –, « une transformation d’entreprise, c’est difficile », les transitions se font dans la douleur – maître Doumic le soulignera : les conséquences de la privatisation ont été réelles, il fallait faire le deuil d’une forme d’entreprise, d’une époque, « le deuil de la tranquillité » (et la pudeur de recouvrir ainsi l’entreprise de déstabilisation des personnels décrite par l’accusation, la volonté de les « sortir de leur zone de confort »), et c’est la difficulté de faire ce deuil qui pousserait à condamner au mépris du droit. Quant à monsieur Cherouvrier, qu’on accuse, poursuit la défense, imaginant pointer une contradiction de l’accusation, tantôt de n’avoir rien fait pour les agents, tantôt d’en avoir trop fait en créant une instabilité systématique (il n’est, depuis Platon, plus à démontrer que la rhétorique manie le principe de contradiction avec une rigueur toute relative, mais ça surprend toujours), il a pris connaissance des objectifs et des difficultés de l’entreprise en arrivant à la DRH en septembre 2005 et a accompagné autant que faire se peut ces mutations. Vient le moment de l’éloge paradoxal : France télécom fut la « première entreprise à s’intéresser au stress au travail », elle a augmenté le budget dévolu aux questions de santé et de sécurité entre 2006 et 2007, les actions de préventions ont été multipliées et Cherouvrier a même organisé un colloque en janvier 2006 intitulé « agir contre l’exclusion interne ». Comment soutenir alors qu’un tel homme cherchait à déstabiliser les personnels ? C’est vrai quoi. Il a organisé un colloque. Des cellules d’écoute ont été mises en place. Comment parler de harcèlement alors ? (Il faudrait poser la question à d’autres victimes de harcèlement qui, dans d’autres institutions publiques, sont tombées, en contactant ce type de cellule de prévention, tout précisément sur le chef harcelant dont elles voulaient dénoncer les pratiques.) Et puis, quand même, « [il] n’était pas chargé de s’occuper du quotidien de telles personnes ». On n’échappera pas au compte du nombre de jours qu’il a passés, en 2006 et en 2007, à discuter avec les représentants des personnels.
Maître Doumic lui succède et le spectacle va pouvoir commencer – après l’introduction, qui consiste d’une part à diluer le rôle de Cherouvrier dans la banalité des politiques managériales mises en œuvre dès avant son arrivée (ces plans se situaient dans le prolongement des précédents, et relevaient de politiques classiques – c’est peut-être le problème d’ailleurs, mais le but est de dire que l’affaire n’a donc rien à faire devant une cour pénale, où on juge des gens qui ont causé des effets précis et non des politiques), et d’autre part à faire le procès du procès : l’instruction aurait été bâclée, aucun élément à décharge n’ayant été recherché ; la capture du procès par les parties civiles et par la presse aurait produit une dictature de l’émotion qui nuirait à la raison. Ainsi, de même que les procureures soulignaient vendredi que les ex-dirigeants de France Télécom se sont rendus « sourd[s] et aveugle[s] à tout ce qui n’était pas « [leur] fin », maître Doumic soutient que le parquet a tout oublié (le contexte, les plans ACT et NEXT, la raison, l’honnêteté intellectuelle et le droit) en se fixant sur l’obsession des 22 000 départs en trois ans, ou plutôt en fantasmant cette obsession. « comme si l’annonce de 22 000 départs était porteuse à elle seule de toute une politique de harcèlement ». On ne voit pas trop le rapport en effet. Or, poursuit la défense, on ne trouve pas de trace écrite de la priorité de cet objectif. « donc » (on continue d’apprécier le traitement que la rhétorique fait subir à la logique, ici à ses connecteurs) ce n’était pas une obsession, ou plutôt, c’en est devenu une pour l’accusation sans l’avoir été pour les prévenu.e.s.
Le corps de la plaidoirie est ensuite dédié à montrer que l’infraction n’est pas constituée, puis qu’on ne peut reprocher aucune complicité à Cherouvrier. Ce qui est supposé dégonfler l’accusation, c’est « le petit nombre de situations de souffrance rapportées ».
Les chiffres sont égrenés :
• 4 (ans d’enquête),
• 200 000 (salariés dans le monde),
• 22 000 (départs),
• 10 000 (mobilités),
• 77 (situations de souffrance pouvant potentiellement être en lien avec la situation de l’entreprise),
• 39 (situations retenues – « 39 sur 32 000, c’est étonnant »),
• 119 (parties civiles, « seulement », malgré l’effort de collecte des victimes, et ce n’est pas Cherouvrier qu’il faut accuser de reporting, mais bien les syndicats qui ont instrumentalisé les victimes pour produire un effet de masse, sans considération pour elles ni pour leur situation particulière – Maisonneuve parlera même de leur volonté de « faire du chiffre » – la défense aime décidément retourner les accusations mot à mot, au risque de se réduire à un « on est tous d’accord sur le mal, mais c’est pas moi c’est l’autre »).
C’est là que se déploie le moment-émotion de la défense (sur ce terrain aussi, il faut répondre) : 39 situations retenues ? « Une seule situation de souffrance, c’est déjà trop […] dans un monde idéal. » Mais on est dans un tribunal, où il ne s’agit pas d’éthique ni de politique mais de droit, et quand la défense dit que rien ne tient juridiquement dans ce procès, elle a quand même bon cœur car elle préfèrerait un monde idéal dans lequel personne ne souffre.

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