Suicides à France Télécom : pourquoi la prévention n’a pas fonctionné

Suicide Au Travail

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Plus de 60 salariés de France Télécom (FT) se sont suicidés entre 2006 et 2010, selon les syndicats. Pourtant, dès 2006, médecins du travail et représentants du personnel tiraient la sonnette d’alarme.

Il aura fallu la médiatisation de cette affaire en 2009 pour que la direction de l’entreprise suspende les plans de réorganisation NExT et ACT visant à pousser 22 000 salariés au départ et 10 000 à la mobilité.

Procès pénal

Au terme d’une enquête judiciaire de sept ans, le parquet a demandé en juin dernier le renvoi en correctionnelle de sept cadres dirigeants : le PDG Didier Lombard, son bras droit Louis-Pierre Wenes et le DRH du groupe Olivier Barberot sont poursuivis pour « harcèlement moral » ; leurs quatre principaux adjoints, pour « complicité ». Des réquisitions que le juge d’instruction devrait suivre, selon toute vraisemblance. Un procès pourrait donc avoir lieu d’ici à la fin 2017 (1).

Pour Me Jean-Paul Teissonnière, avocat de familles de victimes et de la fédération Sud PTT, l’affaire va bien au-delà des 38 cas de salariés cités dans l’enquête : « Il s’agit d’une délinquance volontaire et organisée avec un nombre de victimes massif. » Le parquet est en effet d’avis que la quasi-totalité du personnel a été impactée. C’est Sylvie Catala, inspectrice du travail du 15e arrondissement de Paris, où se trouve le siège social de France Télécom, qui est à l’origine de l’affaire pénale, avec la plainte déposée par Sud PTT en décembre 2009.

En février 2010, au terme d’une enquête minutieuse, elle utilise l’article 40 (2) du Code de procédure pénale pour signaler au procureur de la République les faits de « mise en danger d’autrui » et « des méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral » qu’elle a constatés. La conclusion de son rapport est accablante : « La direction de France Télécom a été alertée tout au long de ces années 2006-2009, par les CHSCT (3), le CNHSCT, l’observatoire du stress, les médecins du travail, les organisations syndicales, l’Inspection du travail, les Cram [caisses régionales d’assurance maladie, devenues depuis Carsat, NDLR] et même par des décisions de justice. […] Les services de l’Inspection du travail et les CHSCT ont demandé tout au long de ces années que les risques psychosociaux soient évalués et que des mesures efficaces visant à les prévenir soient prises. »

« Tout le monde était terrorisé »

Dès la fin de l’année 2006, des médecins du travail soulignent dans leurs rapports annuels une augmentation importante des pathologies anxio-dépressives. L’AFP et Le Monde s’en font l’écho. Les « réorganisations » menées à partir de 2003, avec des incitations au départ en retraite non souhaité, des suppressions de postes sans réaffectation, puis les mobilités forcées à partir de 2006 ont nourri le désarroi. « Nul besoin d’être épidémiologiste pour établir la corrélation avec le travail, tellement le phénomène était massif, témoigne un ancien médecin du travail sous couvert d’anonymat. Quand je faisais une préconisation, on s’en prenait aux salariés que je surveillais. Tout le monde était terrorisé. » Il finira par démissionner, comme au moins treize de ses confrères. Venu du service des armées et arrivé dans le groupe en 2009, au plus fort de la crise, le Dr Le Mot tiendra seulement trois mois.

Pour Me Teissonnière, ce phénomène « est significatif d’un scandale de santé publique ».Tout au long des interrogatoires retransmis par le réquisitoire, les dirigeants du groupe répondent de façon évasive, minimisent ou se défaussent sur leurs collaborateurs. Ainsi, ils assurent aux enquêteurs qu’ils n’ont pas eu connaissance de ces rapports qui étaient transmis à la direction des relations sociales. Sans doute la médecin coordinatrice a-t-elle d’abord minoré le phénomène de souffrance au travail généralisé, comme plusieurs médecins du travail l’ont ressenti à l’époque. En 2007, elle préconise que les salariés exprimant leur mal-être reçoivent « une aide adaptée » pour « franchir un cap ».

Médecins en porte-à-faux

Suite à l’initiative d’un médecin du travail de Bretagne, la direction décide alors de généraliser, pour les salariés en difficulté, la création de cellules d’écoute comprenant le médecin du travail maison, le responsable RH, un assistant social et un psychologue. Des médecins du travail de l’entreprise sont convoqués à Paris par Nathalie Boulanger-Depommier, directrice des actions territoriales. « En substance, elle nous a prévenus que les réorganisations allaient faire des dégâts », relate un médecin présent à la réunion. A ceux qui s’inquiètent d’un risque d’atteinte au secret médical à travers les cellules d’écoute, elle répond : « Vous êtes payés par France Télécom, vous exécutez. » Lors de la réunion, Louis-Pierre Wenes, le numéro deux du groupe, surveille la salle. « Ceux qui avaient fait des remarques ont été convoqués par leur directeur de site », se souvient ce même praticien.

Contraints de participer, les médecins se retrouvent en porte-à-faux. « Pour les salariés, il était clair que nous n’étions plus une voie de recours », note l’un d’eux. Le Conseil de l’ordre des médecins émet d’ailleurs aussitôt « les plus extrêmes réserves » sur les cellules d’écoute, et le médecin du travail de Bretagne qui en est à l’origine recevra un blâme de l’instance ordinale. En outre, l’inspectrice du travail Sylvie ­Catala estime que ces cellules interviennent trop tard, quand le travailleur est déjà sérieusement affecté.

Ce dispositif d’écoute avait pour but de « faire barrage » à une initiative syndicale visant à « briser l’omerta et faire sortir l’affaire dans les médias », explique Patrick Ackermann, de Sud PTT. Le 1er juin 2007, les syndicats Sud et CFE-CGC ont en effet lancé un observatoire du stress et des mobilités forcées. Les premiers résultats de l’enquête par questionnaire menée par cet observatoire sont édifiants. Sur 3 500 répondants, 15 % sont en situation de détresse et 80 % considèrent que leur emploi est menacé ou dégradé. Des proportions confirmées par le rapport du cabinet d’expertise Technologia publié en mai 2010. Mais les prévenus contestent la réalité de ces chiffres et le sérieux des enquêtes. Invité sur BFM Radio en novembre 2007, le DRH Olivier Barberot dénonce publiquement les résultats et prétend qu’une contre-enquête interne dit au contraire que le moral est au beau fixe. Quelques mois plus tôt, le CNHSCT avait interpellé la direction. « Le DRH qui présidait la réunion est parti en criant au scandale », raconte Patrick Ackermann.

Lire la suite : « Une politique managériale empreinte de brutalité », « Carte blanche de Bercy ? » et « Quatre suicides entre août et septembre 2016 » sur le site Alterecoplus.fr


  • 1.Le 4 octobre 2016, la Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant la chambre d’instruction lui demandant d’examiner les agissements entre deux cadres poursuivis et les victimes. Pour la Cour, il s’agit de démontrer un lien de causalité direct entre le comportement du « harceleur » et la victime. Or il s’agit dans cette affaire France Télécom de faire le procès d’une organisation du travail pathogène. Cette décision de la Cour de cassation est de nature à retarder le renvoi des ex-dirigeants devant le tribunal correctionnel.
  • 2.L’article 40 prévoit que « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire public qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »
  • 3.Comité santé, hygiène, sécurité et conditions de travail

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