Le monde du travail, interdit de télévision (article de Juin 1996…)

Emploi et Chômage

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Alors que les rémunérations scandaleuses des animateurs-producteurs d’émissions de divertissement, sur les chaînes de la télévision publique française, ont donné lieu à une rafale de commentaires, légitimement indignés, la nature des informations et des programmes suscite beaucoup moins d’attention.

Or ce qui reste occulté est au moins aussi important que ce qui est étalé. Machine à fabriquer de la réalité virtuelle, la télévision française évacue en effet toute représentation un peu dérangeante de la réalité sociale. Sur un petit écran où se bousculent les « experts » et les « décideurs », ouvriers et employés n’apparaissent souvent que pour applaudir en cadence les vedettes de variétés ou pour confier leurs émois intimes à un animateur compatissant. La réalité du monde du travail, celle des luttes ouvrières, demeure presque systématiquement un grand continent englouti par les ondes.
En 1993, lorsque sortit le film Germinal, les médias décrivirent le métier de mineur de façon élogieuse. La présence de caméras de cinéma, du producteur-réalisateur Claude Berri, du chanteur Renaud et de quelques autres vedettes contribua à attirer dans le Nord les journalistes parisiens ; la région fut présentée comme « attachante », habitée par un peuple « chaleureux ». Trois ans auparavant, en décembre 1990, la dernière gaillette retirée du puits de mine d’Oignies dans le Pas-de-Calais avait été filmée sous tous les angles dans des reportages souvent grandiloquents consacrés à ce métier condamné.
Pourtant, au même moment, en Lorraine, des mineurs se battaient et se battent pour ne pas mourir. Programmée pour le début du deuxième millénaire, la disparition de leur puits ne dérange les caméras qu’à l’occasion de manifestations, de préférence violentes. Des familles continuent à vivre sur place, accrochées à leurs corons et à leur culture. Faudra-t-il attendre 2005 et leur disparition pour leur concéder quelques images ? Quant à Etienne Lantier, le meneur de grève héros de Germinal, il en existe des milliers de nos jours : salariés élus mandatés, et licenciés chaque année (1). Parmi eux, des centaines, victimes de leurs engagements syndicaux, ont d’énormes difficultés à retrouver un emploi. Le combat de ces hommes et de ces femmes, mythifié lorsqu’il appartient à l’histoire, est ignoré.
En France, le nombre des ouvriers s’élève à près de sept millions (5 845 000 actifs, 969 000 chômeurs), soit 27 % de la population active. Le chiffre est là, imposant. Depuis quelques années, la télévision montre pourtant une « France au travail » d’où la production industrielle semble avoir disparu. Sur le petit écran, seuls la fonction publique et les services subsistent. Mais les salariés qui opèrent à la chaîne dans les usines automobiles, qui fabriquent et conditionnent nos aliments se sont volatilisés. Et les conditions de travail ne sont que rarement évoquées : maladies professionnelles, pénibilité physique, rapports hiérarchiques. Les horaires épuisants, les cadences et les accidents ne seraient en définitive que les survivances un peu marginales d’une ère industrielle révolue. En 1993, on dénombrait pourtant six cent soixante-douze mille accidents du travail en France, dont un millier mortels.
Le mouvement social de décembre 1995 aurait pu dissiper cette amnésie. Mais la plupart des médias, et notamment la télévision, ont d’abord cherché à discréditer les revendications des salariés en lutte (2). La parole des manifestants, celle qui exprimait les motivations profondes du mouvement, a rarement franchi le barrage des ondes. Même les émissions censées élargir le débat (« La France en direct », « La marche du siècle ») n’ont pas permis aux grévistes de s’exprimer (3).

Lire la suite sur le site du Monde Diplomatique : www.monde-diplomatique.fr
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(1) Quinze mille en 1993 (Source : ministère du travail).
(2) Cf. Serge Halimi, « Les médias et les gueux », Le Monde diplomatique, janvier 1996.
(3) Pour l’éxpression de quelques-unes de ces revendications, voir les articles du Monde, « Paroles de grévistes », en décembre 1995. Lors de l’émission « La France en direct » du 1er décembre 1995 sur France 2, les grévistes ont réussi à parler quinze minutes dans une émission de deux heures encombrée par les « experts » (Cf. Le Monde daté 3-4 décembre 1995).

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