Jean-François Gayraud: «Une guerre financière qui ne dit pas son nom»

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La finance dérégulée et mondialisée s’est acquis une puissance démultipliée. Elle mène de vraies guerres face aux États et aux populations, explique Jean-François Gayraud dans L’Art de la guerre financière. Entretien.

L'art de la guerre financièreDocteur en droit, Jean-François Gayraud est commissaire divisionnaire, ancien élève de l’École nationale supérieure de police. Ses travaux portent sur l’articulation entre phénomènes criminels et crises financières nées de la dérégulation des marchés. Il est intervenu devant la commission spéciale du parlement européen sur « la criminalité organisée, la corruption et le blanchiment de capitaux ». Il est lauréat du prix Giovanni Falcone qui lui a été décerné en 2014 par le Conseil de l’Europe et la ville de Strasbourg.

Dans vos derniers livres, vous vous étiez attaché à dénoncer les systèmes de fraudes massives, de mafias et surtout de cols blancs criminalisés qui pouvaient prospérer à l’abri du système bancaire et financier. Aujourd’hui, vous semblez monter d’un cran avec votre livre L’Art de la guerre financière. Pourquoi aborder le système financier en terme militaire ? Pourquoi parler de guerre ?

Parce que c’est une vraie guerre, même si elle ne dit pas son nom. Elle est invisible, mais elle n’en fait pas moins de victimes que les bombes des champs de bataille, même si on n’en parle jamais. Avec la crise de 2008, nous avons assisté à la destruction de quartiers, de villes entières, comme Detroit ou Baltimore aux États-Unis, totalement anéanties par les expropriations et les saisies massives, désertées par leurs populations et ensuite par la fermeture des usines. Les subprimes ont fonctionné comme des bombes à neutrons : les habitants ont été expulsés, vidés des lieux mais les maisons sont restées intactes pour être récupérées par les banques prédatrices. Et on ne parle pas des millions de chômeurs et de salariés sombrant subitement dans la pauvreté, des vies broyées, de ces gens poussés au suicide, qui sont autant de victimes anonymes. Tout cela est le produit d’un système financier devenu anomique.

Le nouveau système financier apparu dans les années 1980 allie une puissance et une complexité telles qu’il mérite d’être analysé sous des angles nouveaux. L’économie classique ne veut ni ne peut penser la finance d’un point de vue criminel, par positivisme étroit. La sociologie, qui pourtant avait été capable aux origines de penser le crime, s’est abîmée dans les chemins de traverse de la déconstruction.

Il faut donc essayer de refonder une réflexion avec d’autres points de vue. Avec la criminologie et la géopolitique, tel que je l’ai fait dans des livres précédents, aujourd’hui avec la polémologie. Les angles de compréhension, « d’attaque », doivent être multiples, tant les facettes de la haute finance toxique sont nombreuses. La guerre ne peut pas être le monopole des militaires. L’hostilité a toujours pris de multiples visages, tour à tour politique, économique, culturelle et finalement financière. Dans le cas de la haute finance, nous sommes manifestement face à un système qui mène des stratégies propres, avec des intérêts déconnectés de ceux des États et des peuples. Les financiers, peut-être moins dans leurs intentions que dans les conséquences de leurs actes, agissent souvent avec hostilité face aux populations, depuis que les politiques de dérégulation leur ont laissé la bride sur le cou.

La finance et l’économie ne sont pas forcément criminelles, disent de nombreux économistes. N’avez-vous pas l’impression de forcer le trait, au risque de finalement desservir l’analyse ?
Mon point de départ est celui de la criminologie : il y a de ce fait forcément un effet de loupe. Iriez-vous reprocher à un médecin de diagnostiquer des maladies ? La fraude, le crime ne sont pas consubstantiels à la finance. Mais il est essentiel de comprendre que dans le nouveau contexte d’un capitalisme excessivement dérégulé, financiarisé et mondialisé, la fraude n’est plus une question périphérique, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire.

Le capitalisme qui a émergé dans les années 1980 est fortement criminogène : ce qui signifie qu’il recèle de fortes incitations et opportunités à la fraude. Ces incitations et opportunités n’ont jamais été aussi fortes depuis le XIXe siècle et ses « barons voleurs ». L’origine première de ces dérèglements mortifères est connue : la dérégulation, au départ un corpus d’idées, transformées ensuite en politiques publiques. Le tout amplifié par les innovations technologiques. On nous explique depuis qu’il n’y a pas d’échappatoire à la dérégulation/financiarisation des marchés ; on connaît le mantra de cette idéologie : « Il n’y avait pas d’alternative. » Les libéraux dogmatiques ont imposé l’idée que la concurrence, et non l’hostilité, est la solution ultime. Autrement dit, la doxa libérale tente de dépolitiser les rapports sociaux et internationaux afin de conférer au Marché la fonction d’arbitre suprême.

Lorsque des fraudes ou des crimes surgissent sur les marchés financiers, le récit dominant est en général celui du fait divers, donc d’une narration sous l’angle badin des dérives ponctuelles, et non de l’analyse systémique. On refuse de voir ce qui dans le système les rend possibles, voire les suscite. En fait, on est toujours plus ou moins dans la relativisation ou le déni. Le diagnostic criminel est ou ignoré ou incomplet. On l’a vu au moment de la crise de 2008, ou dans le cas des banques HSBC et Wachovia aux États-Unis [accusées d’avoir blanchi des milliards de dollars pour le compte de narcotrafiquants mexicains – ndlr] par exemple. On se rend compte alors que la fraude fait partie intégrante de certains business model financiers et qu’elle a des effets macroéconomiques.

Aucune leçon profonde de ces crimes récurrents et à effets systémiques n’a été tirée. La preuve en est qu’aux États-Unis, épicentre de ces fraudes majeures, des transactions pré-pénales avec les autorités ont systématiquement été proposées aux banquiers, afin d’éviter des procès publics. Ces ersatz de sanctions fonctionnent de fait comme de simples taxes sur la fraude, ce qui permet, en l’absence de procès pénal digne de ce nom, de dissimuler les fautes des personnes. Le résultat final est un quasi-encouragement à la récidive. Cette absence de procès publics représente un vrai problème, car les fautes ne sont pas nommées et les responsabilités demeurent floues. L’impunité est alors la norme. Combien de banquiers ont-ils été condamnés après la crise de 2008 ? Aucun, à deux exceptions mineures. Pourtant, les populations ont été touchées suite à ces malversations. La tragédie en partie criminelle nord-américaine de 2008 se reproduit aujourd’hui en Grèce depuis 2010.

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