Hommage aux travailleuses et travailleurs invisibles.

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NOUS DÉDIONS CE 1er MAI SI PARTICULIER AUX TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS INVISIBLES PASSÉS EN PLEINE LUMIÈRE.

Chapitre 5 ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés – Marie PEZÉ PEARSON

Janvier 2000…

Fatima écrit sur la beauté du geste et l’invisibilité du travail domestique

Le travail use les corps : Les muscles, les tendons, les gaines des tendons, les synoviales, les bourses séreuses, toute la micro vascularisation, les nerfs. Toutes les composantes anatomiques des membres et du dos sont usées par le travail dans des logiques inflammatoires, vasculaires et dégénératives. Pour chaque métier, les régions anatomiques concernées sont différentes.

Ces pathologies sont regroupées sous un sigle qui est une création hybride à la croisée de l’ergonomie, de la médecine du travail et de la biomécanique : Trouble Musculosquelettique. Hormis les médecins du travail, les ergonomes et préventeurs et quelques équipes médicales spécialisées, dont nous faisons partie, le sigle TMS est largement absent des diagnostics médicaux.

Chaque spécialité médicale a son intitulé diagnostique et thérapeutique pour ces pathologies :

  • En rhumatologie, au lieu de parler de TMS on s’intéresse à la fybromyalgie,
  • En chirurgie de la main, on opère des affections localisées hygroma du coude, canal carpien mais pas des TMS.
  • En médecine de la douleur, on parle de tableau douloureux chronique, pas de TMS.

Cette diversité des disciplines complexifie les diagnostics et le repérage des facteurs à l’œuvre dans l’apparition de ces lésions. De surcroît, si la violence exercée autrefois sur les muscles et le squelette pouvait se comprendre par l’absence d’automatisation, comment démontrer aujourd’hui la « violence » devant un clavier d’ordinateur, dans un travail à cadence continue et monotone? Les attitudes, les postures et les gestes susceptibles d’être pathogènes se rencontrent dans presque toutes les professions et ne se distinguent fondamentalement de ceux que nous réalisons dans la vie quotidienne que par trois critères : la cadence, la répétitivité et le contenu mental qui les accompagnent.

Le travail porte atteinte aux supports anatomiques et physiologiques du mouvement. C’est lui qui est au cœur des pathologies prise en charge à la consultation.

Dans le réseau de consultations Souffrance et Travail créé depuis 1995, nous restons la seule à traiter toutes les pathologies, organiques et psychiques. Le Docteur ADELINE, anesthésiste réanimateur et médecin de la douleur invente, innove, module ses protocoles thérapeutiques avec une souplesse sans faille. Les patients vont de lui à moi, de moi à lui sans mesurer ce que cette souplesse contient : les mêmes règles de métier, la même totale disponibilité, la même inventivité dans les réponses, la même ténacité endurante devant l’échec, la même utilisation thérapeutique de la paperasse administrative pour constituer des statuts sociaux à nos patients, le même besoin de contact avec tous les acteurs de soin. Nous ne savons pas travailler seuls. Toute la chaîne est présente : le médecin du travail, le médecin traitant, le médecin conseil. Et surtout Colette Capet, infirmière de la douleur, qui fait le go-between entre nos deux consultations : elle transporte les courriers, les réponses, fait circuler les infos, fait ses propres consultations de couloirs en véritable dentellière pour rattraper les patients qu’elles trouvent en mauvais état, téléphoner à ceux qui ont sauté une consultation.  Malgré la formation spécifique qu’on lui a octroyée, je la retrouve souvent en poste un jour à l’accueil, un autre à la consultation d’urologie, au gré des plannings à remplir sans prise en compte de ses compétences. Quel gâchis !

Dans cette équipe, nous sommes sensibles au geste. Le mouvement est la partie visible du geste. Le geste et sa place dans l’économie psychosomatique de l’humain sont le fil rouge de notre travail.

Quand le choix d’un métier est conforme aux besoins du sujet et que ses modalités d’exercice permettent le libre jeu du fonctionnement mental et corporel,  nous savons que le travail peut occuper une fonction centrale dans l’équilibre psychosomatique. Car le travail agit sur l’économie des corps à plusieurs niveaux. Si la tâche est porteuse de sens, elle permet au sujet de se donner du sens. Si le travail autorise, en dépit des contraintes, un exercice inventif des corps, il devient source de plaisir. Les gestes ne peuvent donc pas se réduire à des enchaînements mécaniques. Pour nous les gestes sont de véritables actes d’expression de nous-mêmes, adressés à autrui. (Dejours, Dessors, Molinier, 1994).

Dans les corps abîmés de nos patients est toujours déposée un peu de l’identité transgénérationnelles d’abord. Cet ouvrier qui ne se remettait pas d’être vivant après qu’un mur lui soit tombé dessus et qui ne sortait pas de son hébétude, transportait avec lui une enveloppe marronne abîmée en plus du sachet plastique rempli des médicaments que les 4 ou 5 médecins déjà vus lui avaient prescrits.

– qu’avez-vous dans l’enveloppe ?

– des choses importantes…

– vous me les montrez ?

Il sort des certificats, des médailles. Il raconte que son père, son grand-père, harkis, se sont battus pour la France et ont été honorés pour leur courage. Je regarde avec attention les médailles. Je lis à voix haute les certificats de bravoure. Il est illuminé par son histoire. Là, il n’est plus sous les gravats du mur mais dans son histoire. Les gestes sont transmis dans l’enfance, par la copie des adultes aimés et admirés qui deviennent des modèles.

Dans les corps abîmés de nos patients est toujours déposée leur gestuelle sociale. Qu’ils viennent du Maghreb ou d’ailleurs, leurs gestes sont socio-culturellement induits.

Leurs gestes trahissent aussi leur appartenance à un corps de métier où les années de formation ont sédimenté l’identité professionnelle dans une mémoire procédurale.

Leurs gestes envoient aussi des signaux sur leur identité de genre. Une femme ne bouge pas comme un homme, ne travaille pas comme un homme, n‘a pas les mêmes emplois qu’un homme, d’ailleurs.

Bouger. Le mouvement est un bon moyen de libérer l’appareil psychique de sa tension interne, (Marty, 1991).

Le mouvement, chez l’adulte, est même supposé libérer la disponibilité à penser. Présents chez chacun d’entre nous, ces procédés auto-calmants(Smadja, Swzec, 1993) sont une manière d’être au monde et libère l’appareil psychique de sa tension en occupant le corps comme c’est le cas lorsque nous griffonnons pour nous concentrer sur un problème, déambulons pour apprendre un texte, fumons au cours d’une discussion, dessinons des gribouillis en parlant au téléphone.

Bouger. Le travail artistique, artisanal, est précédé par une élaboration mentale et devient donc activité d’expression. Là, le geste est riche et mobilise le corps au service du sens. L’acteur interprète son rôle, le musicien interprète sa partition, le travailleur interprète la tâche prescrite.

Bouger. Dans d’autres types de travail, le geste se résume à une simple décharge motrice et même quelquefois sert à ne surtout pas penser. L’organisation du travail détermine le contenu et les procédures de la tâche, fixe même les modalités des relations entre les sujets en assignant à chacun place et rôle par rapport aux autres travailleurs. Quelquefois, le fonctionnement mental est réservé aux uns, le fonctionnement corporel assigné aux autres. « La procédure est simplifiée à l’extrême, réduite à l’acte, au geste élémentaire, lui-même rigoureusement spécifié, mesuré, chronométré » (Raix, 1991).

Le travailleur est soumis à des cadences du fait d’un rendement dont dépend son salaire et parce qu’il est tributaire du rythme d’une machine ou de la vitesse d’une chaîne. Dans une telle organisation, l’individu est considéré comme un instrument et utilisé pour sa force motrice. Le travail est réduit aux mouvements et les mouvements à des temps. « Ce type d’organisation se résume dans l’impossible investissement du travail et dans les injonctions faites au travailleur de n’être rien » (Raix, 1991).

Si certaines postures et attitudes corporelles acquièrent au travail valeur de dramaturgie, d’autres s’exécutent donc dans le « silence mental ». Si l’ouvrier à la chaîne, l’employé aux écritures d’un service de comptabilité, l’aide-soignante prise dans une organisation du travail verrouillée, ne peuvent rien investir de leurs ressorts personnels, il y aura souffrance.

Le travail répétitif implique l’utilisation d’automatismes dans un divorce total entre la main et l’imaginaire. L’absence de signification, l’inutilité des gestes à accomplir façonnent une image de soi terne, enlaidie, misérable. Quand le geste n’exprime plus rien, il ne permet plus de penser. Il sert juste à « tenir ». Le « silence mental » se prête mieux au travail répétitif. Ce silence se maintient par la répression d’une activité psychique personnelle, par l’usure de l’élan vital, à bas bruit, geste après geste, jour après jour, les séquelles physiques et psychiques de chacune de ces journées, de chacun de ces gestes, s’ajoutant les uns aux autres, dans un processus de sommation.

Faire corps avec l’hyperactivité demandée devient même une stratégie défensive qui colmate la souffrance : « Je n’aime pas me reposer. Je n’ai pas le temps de m’asseoir et je trouve ça très bien. Comme ça, je ne pense pas. » répètent les patients de manière lancinante. Il faut imaginer comment cette intériorisation du rythme fabrique une coûteuse carapace caractérielle rendant l’individu esclave de la quantité. (De M’Uzan, 1984).

Cliniquement, l’inadéquation de l’organisation du travail aux besoins de l’économie psychosomatique ne se traduit pas immédiatement par une maladie somatique. Le vécu d’insatisfaction s’exprime d’abord par la fatigue. La fatigue est le premier symptôme. Bien sûr, parce qu’elle se situe dans la zone grise de l’infra clinique, elle n’est pas prise au sérieux.

Il y a la bonne fatigue, évacuation en après-coup de l’énergie mobilisée par la tâche à accomplir.

Et la fatigue-usure du geste vidé de sens mais qu’il faut accomplir quand même, en réprimant toute activité spontanée des organes moteurs et sensoriels, toute interprétation du geste pour coller à la tâche prescrite, sans écart autorisé. Fatigue-précurseur d’une dépression blanche.

La fatigue n’est donc pas toujours une réponse à une charge physique excessive, à un surmenage. La fatigue peut aussi trouver son origine dans l’inactivité, l’activité monotone ou dans la répression de l’imagination. Objectivité oblige, la souffrance mentale, la fatigue sont irrecevables au travail. Seule la maladie physique peut être entendue et bénéficie d’un statut de réalité. La prise en charge médicale va achever de déplacer la souffrance mentale vers la douleur physique.

En janvier 2000, le service de pathologies professionnelles de Garches nous adresse Fatima E., 48 ans. La première phrase de la lettre d’accompagnement fait clôture : « la patiente est d’origine marocaine, illettrée ». Effectivement femme de ménage pour 5 employeurs différents (école maternelle, cages d’escalier dans deux groupes d’immeuble différents, ménage chez deux particuliers), Fatima est soumise à de nombreux déplacements entre des sites professionnels espacés.

En janvier 1999, elle a fait une chute dans un escalier et se plaint depuis de douleurs multiples de tout l’hémicorps gauche que les différents rhumatologues consultés ne s’expliquent pas. Les nombreux examens complémentaires pratiqués (radiographies, scanner, scintigraphie osseuse, EMG, IRM) sont en décalage avec la plainte douloureuse. Au bout d’un an, sans diagnostic étayé, le médecin-conseil a déjà consolidé l’A.T. et suspendu le versement des indemnités journalières. Début de la précarité.

On nous l’envoie avec l’alternative diagnostique habituelle : sinistrose ou fibromyalgie ?

Fatima est enfoncée dans un tableau douloureux chronique avec son cortège de prises en charge multiples et disparates, de traitements commencés et vite arrêtés, de difficultés administratives avec la sécurité sociale, ses employeurs et les créanciers. Le discours est enfoncé dans une plainte corporelle majeure, globale ; la souffrance morale est de tonalité dépressive, l’épuisement est patent. Il faut déplier le tableau clinique.

Tout comme l’activité de penser ne se situe pas seulement dans le cerveau mais passe par le corps tout entier, la souffrance est un vécu psychique incarné, elle est vécue dans la chair. Dans notre système médical, les patients formulent leur plainte dans un registre uniquement corporel. En écho les médecins y répondent avec une formation médicale qui ne prête guère qu’à l’interprétation des symptômes organiques. A ce corps fragmenté par la dissection anatomique, il manque cependant la propriété d’énoncer son histoire. L’incarnation de la souffrance précède souvent la parole sur la souffrance.

Pour comprendre l’impact de la chute dans les escaliers, il faut mesurer l’état d’épuisement auquel est arrivée cette patiente en cumulant des emplois de femmes de ménage sur 5 lieux différents depuis plusieurs années. Les trajets, la fatigue des transports, une tâche dure et déqualifiée ont fait leur travail de sape aboutissant à un tableau de troubles musculosquelettiques de plus en plus invalidant.

Fatima signale des douleurs préexistantes à l’accident mais dont elle ne tenait pas compte, engagée dans du « tenir », soucieuse de maintenir son autonomie financière. Car à l’épuisement physique évident de la patiente, s’ajoute l’usure morale d’élever seule deux filles depuis son divorce. Venue en France avec son mari, sans formation, ne lisant et n’écrivant pas le français, elle n’a pu trouver que du travail ménager.

Cependant, loin d’être illettrée, Fatima a terminé ses études primaires au Maroc et en dépit de résultats prometteurs, ne s’est arrêtée que parce que seuls les fils faisaient des études dans sa famille. Elle écrit un arabe ancien de bon niveau.

L’étude des différents examens complémentaires permet d’additionner des pathologies modérées isolément, mais dont le cumul explique l’ampleur de la plainte douloureuse : séquelles d’ostéite de la jambe gauche dans l’enfance, uncodiscarthrose C4-C5, C5-C6, scoliose lombaire, bascule pelvienne, pincement discal L4-L5, neuropathie sensitive L5-S1, protusion L4-L5, L5-S1, pathologie dégénérative en L2, séquelle de phlébite à la jambe gauche.

Les douleurs sont permanentes, majorées par toute position prolongée, assise, debout, allongée. Elles réagissent un peu au Di-Antalvic, au Skénan, au chaud, au repos.

Fatima revient longuement sur la chute dans l’escalier qu’elle a vécu comme « un événement qui a tout fracassé de l’intérieur », goutte d’eau qui a fait déborder le vase et remis en cause un équilibre préexistant précaire. Les cauchemars répétitifs, la peur de tomber à nouveau ont été présents pendant deux mois, signant une névrose traumatique passée inaperçue. La multiplication des prises en charge, toutes organicistes, a entraîné l’invisibilité du tableau de névrose traumatique. La patiente, très intuitive et capable d’insight, ajoute : « au bout de deux mois, la douleur a remplacé la peur. ». Le tableau douloureux chronique qui s’est mis en place est une transformation de l’effraction psychique en maladie organique.

L’approche d’un tel tableau devenant incontournablement pluridisciplinaire. Fatima est confiée au Docteur Adeline pour la mise en place d’un traitement adéquat. Son classement travailleur handicapé est immédiatement demandé auprès de la Cotorep locale. La non-communication d’éléments médicaux cohérents au médecin conseil avait entraîné une situation de doute clinique sur le cas de Fatima et provoqué la suspension du versement des indemnités. Le médecin-conseil n’a pas tous les éléments médicaux, il faut les lui transmettre et reprendre un dialogue. Une reprise d’un travail est compromise, il va donc falloir construire aussi un statut social à cette femme pour éviter la bascule définitive de toute une famille dans la précarité.

De février à août 2000, la prise en charge de la douleur va permettre des moments de répit pour Fatima et l’émergence de quelques moments de paroles liés à l’histoire personnelle. Mais les difficultés dans les démarches administratives, la perte de revenus, les dettes qui s’accumulent représentent une charge anxiogène qui vient souvent à bout de la maigre moisson psychique. La suspension des indemnités journalières a mis fin à la prise en charge par l’assurance de la patiente des mensualités de remboursement de l’appartement. Les dettes s’accumulent.

Nous savons que prescrire des antalgiques et démarrer une psychothérapie avec un patient dans la précarité est illusoire. La stabilisation de la situation sociale est plus efficace que la prescription d ‘antidépresseur et l’analyse de la névrose infantile.

Nous continuons donc inlassablement les démarches administratives et obtenons son classement travailleur handicapé. Les contacts répétés avec le médecin-conseil débouchent sur son accord pour une invalidité de type I compatible avec un futur travail à mi-temps. L’invalidité obtenue permet la prise en charge du prêt bancaire par l’assurance souscrite par Fatima. L’inscription aux Assedic pour une recherche d’emploi ne peut être obtenue faute d’un licenciement de la part des cinq employeurs différents. Après contact avec un des médecins du travail, une inaptitude définitive est prononcée. Mais c’est à moi qu’il revient de rédiger les nombreux courriers et d’assurer les nombreux contacts afin d’obtenir de chaque employeur un certificat de licenciement légal car Fatima ne sait pas rédiger en français. Au terme de démarches fastidieuses, Fatima voit sa précarité stabilisée. La reconnaissance médico-sociale de sa plainte douloureuse joue son rôle de réparation.

Je vais enfin pouvoir commencer mon travail.

Fatima, au repos physique et mental, recommence à penser pour son propre compte. Elle ne tient pas assise tout le temps d’une séance et alterne appuis muraux, posture allongée et assise. Ça ne tient pas debout, quoi.

Fatima peut enfin me parler de son enfance. Elle est née au Maroc, troisième fille d’une fratrie nombreuse, de parents commerçants. Mais à 11 ans, me dit-elle, on interrompt sa scolarité et elle reste à la maison pour aider sa mère. Ses sœurs sont bien mariées, ses frères sont devenus ingénieurs, greffiers de justice. On l’a marié avec un homme beaucoup plus âgé, plus de 20 ans. Il l’a tout de suite emmenée en France et elle a subi d’un coup l’arrachement à sa famille, le déracinement dans un autre pays et une sexualité imposée. Le choc a été rude. Il est bûcheron et ne trouve aucun travail. Elle décide de travailler pour assurer la survie de ses deux filles qui sont nées rapidement. Elle n’a pas de formation et dans une évidence sociale, devient femme de ménage.

Je sais que les tâches de travail trouvées par Fatima sont pénibles et effectuées à des horaires atypiques. Elles sont peu qualifiées ou en tout cas décrites comme telles, ce qui privent de signification les gestes à accomplir. Dans ce travail, la souffrance naît surtout du décalage entre le recours à l’inventivité, à l’intelligence du corps sans laquelle on ne pourrait faire ce travail, et l’absence de regard sur le travail.

Fatima raconte l’invisibilité de ses savoir-faire.  Son Verbe est écouté, reconnu, encouragé. La verbalisation des tensions intrapsychiques va vite transformer la douloureuse économie musculaire en dynamique de conflits psychiques et permettre la reprise de la construction identitaire.

Cette absence de regard sur le travail répète l’histoire infantile où déjà, il n’y avait pas de regard sur son travail scolaire. Les gestes de travail s’inscrivent alors dans un don de soi à un employeur toujours absent. La prise en charge de la saleté, les tâches simples, répétitives, monotones nécessitent minutie, patience et rapidité mais aussi un sens éthique de la nécessaire prise en charge du réel : « Il faut bien le faire » répète Fatima, « Je tiens la maison de la femme qui travaille. Grâce à moi, elle travaille la tête libre ».

Si ses différentes identités ont d’évidence été confisquées et même trahies par sa famille, son mari, ses employeurs, l’espace de la psychothérapie ramène le travail psychique sur le devant de la scène. Fatima raconte l’invisibilité de ses savoir-faire.  Son Verbe est écouté, reconnu, encouragé. La verbalisation des tensions intrapsychiques va vite transformer la douloureuse économie musculaire en dynamique de conflits psychiques et permettre la reprise de la construction identitaire.

Fatima s’étonne de penser. Elle me demande si elle a le droit. Un jour, bouleversée, elle arrive à sa séance et m’annonce : « La nuit, je me relève et j’écris. Les mots me viennent sans que je ne puisse rien y faire. C’est une douleur et une jouissance. Je voudrais vous dire ce que j’ai écrit en arabe. »

Alors, venez avec vos écrits à la prochaine séance !

Commence alors une étrange chorégraphie entre la patiente, qui arrive avec ses grandes feuilles de cahier noircies et moi, la thérapeute qui ne lit pas l’arabe. Phrase après phrase, nous cherchons ensemble la traduction la plus juste. Elle démarre la traduction, bute sur le mot français qu’elle ne trouve pas, je lui demande quelle idée elle veut exprimer, elle me donne une image, je propose des mots et le pas de deux produits des feuillets qui s’accumulent. Il s’agit de proposer des mots au plus juste de sa pensée pour ne pas se substituer à son écriture.

Le travail du verbe va permettre la reconstruction identitaire. Feuilles après feuille, j’écris sous la dictée « le livre de Fatima ». Le livre de la petite fille dont l’accès au savoir a été interrompu, dont le corps et la psyché ont été encastrés dans des comportements féminins prédestinés. Le livre de la femme découvrant un mari faible, dont il faut pallier les carences tout en respectant sa domination. Le livre de l’immigrée qui nettoie la maison des femmes qui travaillent, dans un double effacement, celui de ses compétences, celui de ses origines.

Si les séquelles musculosquelettiques sont irréversibles, l’expression du deuxième corps permet une deuxième naissance. « Le livre de Fatima » devient une œuvre à part entière n’appelant aucune interprétation ou commentaire théorique.

6 octobre 2001 :

« Quatre heures du matin : je pense, je pleure. Mon Dieu, suis-je la croyante que vous attendez ? Vous écrivez mon destin. Je ne peux ignorer votre puissance.

Depuis que je suis petite, j’ai ouvert les yeux et je comprends les choses : Dieu, la pluie qui tombe, les fruits sur les arbres, les animaux, les chats, les rats, tous ont des petits ; Hommes et femmes aussi. Dieu a créé tout ça.

Ma chambre est petite, noire, sans lumière. Chez mes parents, il y avait deux étages. Une maison simple, mais propre. Tout était propre, les vêtements, la cuisine, les chambres. La propreté, ce n’est pas seulement les choses mais aussi quand on parle et nos actes ; C’est un mot secret dans ma bouche. Je rêve et je mange propre.

Quand je sors de la maison de mes parents, de la petite maison propre, c’est pour partir à l’étranger avec mon mari. C’est dur mais chaque femme a des difficultés avec son nouvel entourage.

Bientôt, mon mari, c’est le noir, la trahison et c’est mon destin. La lumière, la foi, la justice, ce n’est pas mon destin. Dieu a donné, Dieu a repris.

Je suis éloignée de ma famille où je n’ai vu que des choses bien. On m’a éloigné de cette force. Je me suis donnée à un homme, il faut que je lui donne encore et toujours. Je connais les hommes : j’ai un père et trois frères. Je n’avais pas peur d’eux. Mais du 12 septembre 1983 au 28 septembre 1998, je n’ai plus connu le repos. Jamais senti un moment de répit contre la peur. Chaque jour, elle m’étouffe.

Demain, je vais respirer,

Demain, je vais sourire,

Demain, je vais écouter une chanson,

Demain, je vais lire un livre.

Demain, je crois toujours que cet homme va comprendre qu’il a une femme qui comprend le jour, la nuit, le bien, le noir, une femme intelligente, croyante, sensible. En fait, il faut que je rétrécisse et simplifie toutes les choses à l’intérieur de moi pour qu’il comprenne. Et je n’y arrive pas, alors j’abandonne.

Au bout de 15 ans de mariage, j’admets l’échec. Continuer à vivre sans penser, sans intelligence, je n’y arrive pas.

Heureusement que les animaux ne parlent pas. Enfin, peut-être entre eux ; mais ils dorment, mangent, se reproduisent, regardent, écoutent et ne pensent pas. Un homme, lui, il pense. Est-ce que j’ai le droit de vivre mon humanité ou dois-je vivre comme un animal ? J’en arrive à la séparation des routes pour préserver mon éducation, ma religion, le respect de moi.

J’avais été élevé comme un être humain, avec mon mari, je suis devenue un animal. »

2 décembre 2001 : 17 heures

« Pourquoi mon cerveau n’a-t ’il plus la parole ? Qui commande et qui obéit ? Ma tête a reconnu qu’elle était un gardien de prison pour mon cœur. Je suis fâchée avec mon cœur, Quand je pense à lui, c’est juste un bout de coin au fond de moi. Je vois ce petit coin, trop petit. Avant, il y avait des fleurs, des oiseaux, des arbres, un paradis, un jardin, pas fermé.

Quand je suis fatiguée, j’ouvre et je regarde le coin. Je nettoie les fleurs flétries et les feuilles mortes.

Les bons moments me font du bien au fond de moi. Alors, je n’ai plus peur. Autrement, la sécurité a disparu devant une tornade, une tempête qui a détruit ce coin. Les arbres sont tombés, les fleurs ont été arrachées, tout est cassé. Je sens que tout est encore vivant ; les racines sont à leur place, prennent encore la vie de la terre. Les oiseaux ne sont pas morts, ils pourraient rechanter.

J’aime cet endroit, je demande à Dieu que ce coin soit préservé.

Mon corps et mon cœur sont malades car il y a rivalité entre les deux. Suis-je une croyante de Dieu ou de l’amour ?

14 février 2002 : 6 heures 50

« Je pense à une femme qui aurait le pouvoir d’un homme. La femme doit dire qu’elle a un homme qui pense mieux qu’elle, sait plus qu’elle. C’est lui le maître, le chef de famille. Mon père a pensé mieux que ma mère, mon frère mieux que moi. J’ai été élevé dans une maison qui respecte l’homme. Dieu a dit, que l’homme s’occupe de la femme. Mais mon mari ne m’entretient pas, il ne s’occupe pas de moi. Et il est la préférence de Dieu

Ce mariage a duré 16 ans et je ne connais pas mon mari. Je connais mon père qui voulait que sa fille soit mieux que lui. Je connais mon frère qui veut garder sa fierté et sa réputation à travers l’attention faite à sa sœur ; je sais ce qu’est un homme à travers père et frères ; mais en 16 ans, je ne sais pas ce qu’est un mari.

Je suis fatiguée de mes pensées, de ma faiblesse devant la force que demande la vie ; je suis fatiguée du tribunal qui marche dans ma tête et mon cœur. Je suis fatiguée d’avoir peur pour mes filles, fatiguée de ma solitude ; En 16 ans, je n’ai pas connu le repos un jour, une heure. En 16 ans, je n’ai pas connu ma féminité un jour, une heure. En 16 ans, je n’ai jamais été une femme sous la responsabilité d’un homme. J’ai EU la responsabilité d’un homme ; Je cherchais un mari et j’ai trouvé un enfant handicapé et à cause de ça, la peur de tout s’est infiltrée en moi. Peur pour moi, mon éducation, ma culture. Je n’ai pas de diplômes alors quand je dis culture, c’est mon éducation, mes coutumes.

Mais j’ai trop marché. Je suis fatiguée. Ma fille aussi est fatiguée. La route est devenue un tunnel sans lumière où les pierres sont dures. Je n’ai pas trouvé la route large et lumineuse, pas vu les fleurs. J’ai attendu que le temps passe, j’ai pleuré, l’enfant a grandi et on marche toujours sur des routes noires, tortueuses. Je pose toujours des questions mais lui n’est pas fatigué et se sent bien malgré la route. Pourquoi est-ce que personne n’allume pour que je voie où je mets mes pas ? Comment est-ce que je peux me reposer et où mène cette route ? Je ne sais pas pourquoi, je ne peux plus marcher sans lumière. Je ne veux plus perdre ma vie dans cette route et ces tunnels. Lui, il ne sent ni la peur, ni la fatigue ; il marche sans rien sur les épaules et n’a donc pas peur de perdre quoi que ce soit ;

Il faut que je me dépêche de prendre une décision avant que je sois trop faible. J’ai allumé une flamme, ai posé mes charges précieuses sur mes épaules et je suis partie, je ne pouvais plus marcher dans le noir. Dieu m’a donné l’intelligence, la croyance. Je ne veux plus vivre dans la peur et l’humiliation.

Je suis comme un livre. Toutes les femmes sont des livres dont le titre est le mari. Prenez le temps d’ouvrir les livres. « 

27 janvier 2003

Fatima est venue à la France avec son mari, pleine de jeunesse et de santé. Elle se retrouve dans une chambre de 7 m2.Ses rêves étaient petits et simples mais jamais elle n’aurait rêvé d’une chambre de 7 mètres. Après 5 mois, elle sent qu’il faut agir, Surtout ne pas continuer comme ça. Elle est si vivante et jeune. Elle déteste cette pauvreté et le besoin.

Rien de plus dangereux que la pauvreté et le besoin. Pourquoi la pauvreté et le besoin alors qu’elle est jeune et en pleine santé ?

Il n’y a pas de honte à travailler. Alors elle décide de travailler chez une française, une chanteuse. Fatima ne sait que deux mots en français : « oui et non ».

Elle sait aussi deviner ce que les gens attendent d’elle, ce qu’elle doit donner. Elle se met d’accord pour deux heures de ménage à 50 francs.

La langue de Fatima se résume à : « oui, merci » en souriant. Elle prend grand soin de ce qu’on lui confie et fait du bon travail. Elle sait que si elle n’a pas de diplômes, elle a le sourire, le oui et le merci. On peut lui faire confiance.

En deux mois, Fatima est passée à 6 heures de ménage par semaine en gagnant la confiance de deux amies de la chanteuse. Fatima est fière de son « diplôme » et elle travaille, elle travaille. C’est mieux que la pauvreté et le besoin.

Les jours passent, premier enfant. Fatima ne sait pas quoi faire. Avec un bébé, il y a des besoins.

Elle décide de faire un compromis entre le bébé et la pauvreté. Fatima change de travail et va faire le ménage dans des bureaux.

Elle commence à 6 heures du matin. Le trajet entre maison et travail, c’est 45 minutes.

Une femme s’occupe de son bébé qu’elle paye à la fin du mois. La femme habite à trois stations de métro.

Fatima est debout à 4 heures 30 le matin

Elle réveille l’enfant, la lave, l’habille, la porte sur son dos, comme en Afrique.

Elle prend son sac à main et son manteau sous le bras, sort de chez elle à 4 heures 45.

En route chez la dame.

Fatima passe tous les jours à côté d’un petit square où les oiseaux chantent au lever du jour.

Elle dit à sa fille : « Écoutes, tes amis chantent parce que tu es courageuse de te lever si tôt. Ils te disent bonjour ! ».

Fatima réveille la petite chaque matin : « tes copains du square t’attendent, il faut aller les voir ! ».

Un deuxième enfant. Les besoins grandissent.

Fatima continue à s’occuper de son travail, de sa famille, seule.

A travers son travail, elle rencontre des femmes.

Du souvenir de ces femmes, Fatima garde affection et respect.

Son corps et son cœur s’usent au fil des années.

Abimée, Fatima ne travaille plus.

Un jour, dans le métro avec sa fille qui a onze ans, elle veut s’asseoir.

Deux banquettes se font face.

Sa fille s’assied d’un côté près de quelqu’un. En face sur l’autre banquette, une femme est assise, belle et élégante. Fatima s’assied là.

Mais elle sent vite qu’elle gêne la femme alors elle se relève.

La petite, avec des yeux en colère, demande : « Pourquoi es-tu debout, Maman ? »

Ce n’est pas grave, dit Fatima

Tu vas tomber, tu ne dois pas rester debout. Tu as une carte pour avoir une place assise. La petite regarde la place vide à côté de la dame et dit : « la dame, elle n’a pas le droit ! »Fatima voit la colère dans les yeux de sa fille. Elle a peur que le respect qu’elle lui a enseigné, tombe là, tout d’un coup. Elle lui parle en arabe. Ne t’inquiètes pas. Je vais m’asseoir à côté de toi et t’expliquer.

A la station suivante, la place à côté de sa fille se libère. Elle s’assied en face de la dame élégante.

A voix forte, en français, Fatima explique alors :

« Ne sois pas en colère. Lorsque tu ressens la colère, fais une analyse sur toi-même. Si tu trouves que tu as tort, corrige-toi et garde le silence. Si tu trouves que l’autre a tort, essaye de lui trouver une excuse. Tu vois, Fatima a 50 ans. Elle est propre. Elle s’habille français mais pas boulevard Haussmann. Au marché de la semaine, 50 francs la pièce. Son parfum vient de Monoprix. Elle n’est pas fine mais ne prend pas l’air gêné quand quelqu’un s’assied à côté d’elle.

Elle est entre les deux couleurs, ni blanche, ni noire. La faute est de l’autre côté. Cette femme et d’autres comme elle, avait besoin de Fatima quand Fatima allait bien.

Fatima était leur main droite.

Elles ne peuvent pas aller travailler sans une Fatima. Construire son avenir, sa famille, gagner de l’argent, des parfums, des beaux vêtements, sans une Fatima.

Le matin en partant, cette femme jette ses clés, sa maison, ses enfants à une Fatima.

Elle part gagner sa belle retraite, voir ses amies, faire des courses grâce à une Fatima.

Elle rentre le soir dans sa maison de 5 pièces, 2 salles de bain où une Fatima travaille de 7 heures à 19 heures.

La maison est un paradis, propre, rangée, préparée.

Quand Fatima rentre chez elle, après son travail, tout le reste l’attend : le ménage, la cuisine, les enfants. Une autre journée commence.

C’est pour ça qu’un jour, Fatima ne tient plus debout longtemps.

Ne sois pas en colère. Car là où un parent est blessé, il y a un enfant en colère.

Sois fière des Fatima qui nettoient les maisons des femmes qui travaillent. »

Le travail d’écriture permet une amélioration nette du niveau de la douleur. Le travail psychique a porté sur les ressorts de la domination masculine dans sa culture, sur les compétences nécessaires au travail du ménage. Fatima parle au nom des artistes du quotidien : « La société parle de tout, de bien des détails. Elle a découvert les secrets de la terre. Elle est descendue au fond des océans, y a trouvé des richesses. Elle est même allée chercher des pierres de la lune. Mais elle ne valorise pas le trésor qui l’entoure. Elle ne s’intéresse pas à ceux qui gardent son petit paradis, dépoussière son bureau ou ses boulevards, qui cuisent son pain. ».

Le corps imaginaire reprend la main sur le corps réel. Le talent est si probant, la poésie si puissante, que toute l’équipe se mobilise pour aider Fatima. Je tape son manuscrit, je prends des contacts. J’envoie son manuscrit dans un ministère. Elle reçoit une lettre ministérielle de félicitations. Mais personne ne se mobilise vraiment. Bientôt la perte de la motricité de mon bras et le niveau de la douleur m’empêche de continuer mon travail de retranscription. Fatima a perdu son scribe. Alors, désormais autonome, elle met ses nièces à contribution et continue d’écrire en arabe et de faire traduire en français.

Elle arrive avec ses traductions et me les lit . Le choc est terrible pour moi et l’émotion insoutenable. Car, si pendant des mois, je l’ai aidé à retranscrire son analyse du travail du ménage, là, c’est du mien dont elle parle, de celui de l’équipe :

« Au nom de Dieu, ou de leur travail, ou du devoir, ils sont venus jusqu’à mon âme et l’ont sorti du coin. Elle n’était plus seule. Le Dr Adeline est très patient avec moi. Il s’occupe du cassé. Mme Pezé est très patiente avec moi. Elle cherche mon âme battue par les vents. Comment ont-ils transformé mon âme peureuse en une âme pleine d’espoir ?Mon âme est dans un corps cassé, il ne reste qu’une main en état.

Avant de venir les voir, je me sens anxieuse un peu. Il faut parler, je n’ai pas l’habitude mais je viens dans ce grand couloir propre et beaucoup demandent de mes nouvelles. Mme Ali, aide-soignante africaine, toute mince, qui illumine le couloir quand elle sourit. Colette, l’infirmière de la douleur, française, ma chère Colette, dont la voix est pleine de chaleur et de réassurance. Et la 3ème, martiniquaise, Josette, qui me soutient, me reconnaît et me rend confiance en la vie.

Le Dr Adeline est patient. Il écoute avec concentration. Il pose de bonnes questions. Je ne fais plus la différence s’il est médecin de la douleur ou plus. Je lui raconte tout de moi. Ce n’est jamais lui qui met fin à la visite. C’est moi, quand j’ai dit tout ce que je voulais. Quelquefois, ça dure tout le temps de son repas. Il ne m’arrête pas avec politesse, humanité. C’est entre la politesse et l’humanité que mon âme est créée.

Ils ne me donnent pas l’espoir, le courage et point final. Ils me donnent envie de devenir comme eux. Je prends mon crayon et je vais écrire comme eux. Ce n’est pas un grand crayon mais j’écris comme eux.

Je suis un arbre planté dans le grand couloir propre avec d’autres arbres transplantés de leur terre d’origine.

Toutes les femmes immigrées pour moi sont des arbres déplantés, transplantés d’une terre à l’autre. Beaucoup se fanent. Mais s’ils trouvent l’attention responsable, quelqu’un qui ramasse la terre autour des racines, alors je vous le jure, l’arbre va donner des fruits comme tous les arbres. Les arbres ne parlent pas comme les femmes immigrées.

Ils font des fruits, donnent de l’ombre, mais ils ne parlent pas. Ce sont des histoires sans parole. Elles ont joué un rôle dans cette société : nounou, maman, nettoyeuse, avec courage et honnêteté.

Toutes ces paroles ont été dites en silence devant la chaleur des regards posés sur moi. Regards de la lune, lointaine et proche. La lune est un visage qui ne regarde que moi. Elle attend que j’ouvre ma fenêtre pour la regarder.

Je regarde en fait l’image de mon père qui m’encourage, de ma maman qui m’apprend la broderie, de ma belle-mère qui a toujours pris ma défense, de ma patrie qui m’a aimé avec dureté, du passé contre lequel je suis en colère, de mon médecin qui m’a écouté, aidé à libérer ces paroles d’une jeune fille sans manière, le visage de tout ce que j’ai évoqué.

Je ne parle pas devant la lune, je me plains. Elle me fait souvenir de tout ça.

Peut-être que je n’ai pas trouvé sur terre à qui parler. J’ai besoin de quelqu’un qui me croit, et c’est pourquoi j’ai choisi ce témoin éternel.

Je rêve d’une maison propre et belle, d’un jardin avec quelques plantes, d’une table et d’une chaise devant la fenêtre. Devant moi, une feuille et un crayon.

Je me suis vu longtemps, une épée dans la main, le crayon de l’autre. Le temps du combat avec l’épée est terminé. Il faut écrire. Un jour, à l’aube, j’ai pris un crayon, une feuille, j’ai allumé la lampe et j’ai écrit. Pendant des semaines, je n’ai pas dormi la nuit pour écrire dans ma tête. J’ai écrit mes pensées pour ne pas qu’elles se perdent.

Je suis partie avec mon écriture pour voir Mme Pezé. J’ai aimé mon écriture. Être à une table avec un crayon. Mme Pezé a aimé et j’ai continué à écrire. Elle a montré mes écrits à d’autres gens qui ont aimé aussi et j’ai continué.

Mme Pezé est partie loin pour montrer mon écriture à une ministre qui a aimé. Je suis fière de la lettre de la ministre.

J’ai trouvé enfin ce qui c’était perdu en moi. Avec ces deux médecins qui m’ont cherché. Le torchon dans une main et le crayon dans l’autre. »

Je suis bouleversée de ce retour de tout le travail accompli, de tous les obstacles à soulever, des centaines de séances consacrées à cette femme et de l’avènement de cette identité puissante et créatrice. C’est au moment où je ne peux plus écrire que Fatima boucle son livre. Elle ne sait pas que pour l’aider à s’affranchir d’autant de leviers de soumission, la psychanalyse ne m’a pas suffi comme socle de pensée. Elle ne sait pas les longues heures de discussion que j’ai eu sur son cas avec Danièle Kergoat, directrice de recherche au CNRS, à l’origine des concepts de division sexuelle du travail et de ce qu’elle appelle la position féminine fautive. Elle ne sait pas ce que notre travail psychothérapique doit à pascale Molinier, maître de Conférence à la Chaire de psychologie du travail, armature du travail sur le genre, à Sylvie Esman, étudiante désormais diplômée pour la description du travail domestique.

Elle ne sait pas non plus ce que notre travail doit à ma mère, domestique une grande partie de sa vie. Je me souviens de ses gestes précis et soignés pour préparer le lit le soir, installer la moustiquaire, baisser les lumières. Je me souviens des fleurs de camélias qu’elle m’envoyait chercher dans le jardin pour déposer dans les rince-doigts à table. Je me souviens de ses cheveux tirés, de son tablier, de son énervement dans le feu du diner à servir quand il valait mieux ne pas trainer dans ses pattes. Mais où traîner quand on est enfant de domestique et qu’on doit rester là sans faire de bruit ; je traînais dans la cour, près du lavoir, entre la cuisine où se tenait ma mère et la terrasse où se tenait ma grand-tante, sa patronne. D’une femme à l’autre, belles, intelligentes, douées, de l’une dominée, à l’autre dominante. On me laissait aller d’un espace à l’autre puisque j’étais une enfant de la famille. Mais j’avais bien perçu les murs de verre entre ces deux femmes, la possession de tous les codes sociaux chez l’une et la servitude volontaire chez l’autre.

Ne me remerciez pas, Fatima Elayoubi, grâce à vous, grâce à votre livre, j’ai pu réhabiliter le travail domestique de ma mère. Grâce à vous, j’ai pu rêver du parcours que ma mère, si intelligente, aurait pu faire à l’Université. Grâce à vous, j’ai pu mesurer encore une fois le poids des talents personnels croisés avec les bonnes rencontres. Je suis petite fille de bergère, fille de domestique et Docteur en psychologie. J’ai bénéficié de la puissance de levier social de l’École Républicaine. Grâce à vous, j’ai pu rendre un peu de ce que j’ai reçu.

Il me faut de l’aide pour votre manuscrit car je ne peux toujours pas écrire. C’est Nicolas SANDRET, médecin inspecteur du travail, qui a ouvert une troisième consultation Souffrance et Travail au CHIC de Créteil qui reprend la main. Il fait taper la fin du manuscrit et en photocopie une dizaine. Ce réseau fonctionne décidément bien.

Armée de ses manuscrits dans des sacs plastiques, Fatima part au Salon du Livre et de stand en stand, les donne à lire. Deux éditeurs, en lisant quelques pages, mesurent la puissance poétique de cette femme. C’est Monsieur BACHARI qui très vite lui fait signer un contrat. Il m’appelle, car ce manuscrit, est protégé par un bas de page avec la signature de ma consultation. Il m’explique qu’il a entièrement fait refaire la traduction à partir des feuillets écrits en arabe et que ma « traduction », à deux ou trois mots près, est parfaite. Je n’ai donc pas trahi la pensée de Fatima en lui imposant mon verbe à moi.

La chaîne ne va plus s’interrompre autour d’elle.  Prière à la lune de Fatima Elayoubi sort en 2006. Zoé Varier lui consacre une émission sur France inter, ouvre même une souscription pour financer ses études. Véronique Maurus lui consacre un magnifique portrait dans le Monde « héroïne du ménage », tant d’autres se joindront à cette chaîne pour que Fatima réalise son rêve : étudier. Elle est entrée à l’Université Paris X Nanterre, en DAEU en septembre 2007.

C’est avec la fébrilité de tous les écoliers qu’elle a acheté sa trousse, ses crayons, ses cahiers, choisi les couleurs pour les matières et qu’elle a affronté les grands amphis, les professeurs, les étudiants, tous beaucoup plus jeune qu’elle. Mais Fatima ELAYOUBI ne craint plus rien ni personne. Fatima dit qu’elle est arrivée en France illettrée et qu’elle a enfin trouvé la Lettre. Elle va placer la lettre française à côté de la lettre arabe et pourra ainsi bientôt écrire directement en français.

On peut améliorer les outils, les postes de travail, les conditions d’activité. Mais toutes les sciences du travail n’apporteront qu’un soulagement limité tant qu’elles n’agiront pas au niveau du contenu significatif du travail. La souffrance au travail est bien lestée de tout le poids de l’histoire personnelle mais elle est aussi en lien direct avec la place accordée par l’organisation du travail à la mobilisation de l’intelligence du geste.

Si dans un premier temps, le travail perd nos patients, c’est bien le travail qui les sauve. Le travail thérapeutique d’abord, sur leur psyché et leur corps. Le travail avec l’équipe de soins où chacun a joué une part active dans le retour à l’emploi. Un emploi enfin ou un statut social, qui leur a rendu une place parmi les autres et l’usage de leur corps. Pour Fatima, le travail de l’écriture.

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