Témoignage: La Déshumanisation

Femmes Au Travail

Partager cet article :

Qu’est-ce que la déshumanisation ?

Ressentis d’usine1
de Marie-France Bied-Charreton2

A toutes les ouvrières que j’ai connues.


La faculté qu’a l’homme de se creuser un trou, de secréter une coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de défense, même dans des circonstances apparemment désespérées, est un phénomène stupéfiant qui demanderait à être étudié de près.
Primo Lévi,
Si c’était un homme

Nous devons apprendre à nous réveiller et à rester éveillés, non par des moyens mécaniques, mais par une attente infinie de l’aurore, qui, dans notre sommeil le plus profond, ne nous abandonnera pas.
Henry David Thoreau,
Walden ou la Vie dans les bois


Lorsque j’ai commencé à écrire cet article, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir dire au sujet de toutes ces années passées en usine sans discontinuité de 1972 à 1981. Des souvenirs aussi anciens peuvent-ils servir à quelque chose aujourd’hui ? Aujourd’hui… Les ordinateurs sont apparus, ainsi que le chômage à grande échelle, les licenciements économiques et le travail précaire, « la crise » et son cortège de souffrances. Rien de tout cela n’existait il y a trente ans.
Et puis je me suis souvenue que des lecteurs d’« Usine de femmes » m’avaient fait remarquer que, dans les bureaux aujourd’hui, tout se passe comme je l’ai décrit dans ce livre : « Aujourd’hui, rien n’a changé », m’ont-ils dit… Le prolétariat n’est pas mort, il est là, partout, dans les supermarchés derrière les caisses enregistreuses, sur les vélos dans les rues froides avec des pizzas sur les porte-bagages, et dans les bureaux aussi : les métiers non productifs sont organisés à la façon dont sont organisés les métiers productifs dans les usines. Et dans les usines, le travail à la chaîne survit, même minoritaire. 13 % environ des ouvriers travaillent encore de cette manière. Effroyable vérité !
J’ai donc décidé d’écrire cet article sur le mode du « ressenti ».
Je me suis dit que, si j’arrivais à répercuter ici la « quintessence » de ce que subit un « travailleur » sur son lieu de travail au travers de mon expérience propre bien qu’elle soit si ancienne et particulière, peut-être aurais-je fait œuvre utile…
A l’usine on ne prend aucune initiative, on n’accomplit rien, on exécute les ordres d’autres personnes. Et donc on subit.
Que subit-on à l’usine, me suis-je demandée en interrogeant mes ressentis, ou plutôt mes souvenirs de ressentis.


Dans subir, il y a ce que les autres me font subir, et il y a ce que je subis.
Je vais porter mon attention ici, non pas sur les injustices, la surexploitation, le surprofit, ni même sur le travail que je faisais en tant que tel, mais sur ce que j’ai subi et vu subir autour de moi pendant ces années d’établissement.
L’expérience d’un établi n’est, du point de vue du « subi », pas exactement la même que celle d’un ouvrier ou d’une ouvrière puisqu’il arrive à l’usine par choix. Je le raconte dans les premières pages d’Usine de femmes. M’embaucher à l’usine était mon premier acte de liberté dans une existence alors déterminée par mon origine familiale bourgeoise… A l’usine j’avais la vie que j’avais choisie, en fonction de valeurs choisies, celles de la générosité, de la solidarité, de l’altruisme et de la justice, celles aussi de la dignité, de la libération collective. Et cela me donnait beaucoup de courage.
L’établi est en décalage par rapport aux autres ouvriers.
Mais pas tant que cela.
Très vite, je me suis retrouvée engloutie dans le système de l’usine, une machine à déshumaniser les humains.
Et c’est ce que je voudrais montrer ici.
La vie d’usine, d’abord on la rencontre, puis on la vit, et pour finir, on y disparaît.
On l’a intériorisée dans sa chair.
Et lorsque le soir après une journée de travail, on sort dehors et que l’on s’imagine comment « les autres » – ceux qui, dans notre esprit, ont la chance de ne pas travailler en usine – doivent vivre, on pense inévitablement que l’on se situe « en-dessous » par rapport au reste de la société, on pense que l’on fait partie des « exclus », et ce n’est pas un vain mot que de se sentir exclu.
J’ai vécu ce sentiment.
Je voulais cela lorsque je m’étais embauchée : je voulais savoir ce que c’était que d’ « être ouvrière ».
Je suis allée le plus loin que je pouvais, dans cette expérience. J’ai vécu en banlieue dans une cité d’HLM, avec l’impossibilité financière d’aller vivre ailleurs. J’ai fait une formation professionnelle pour devenir ouvrière qualifiée. J’ai fait du syndicalisme aussi. A cause de quoi d’ailleurs je n’ai jamais eu de promotion malgré cette formation. Comme la plupart des syndicalistes dès qu’ils sont un peu actifs.
J’étais amie avec bon nombre d’ouvrières. J’allais dîner chez elles le soir.
Et pour finir je n’avais plus aucune vie en-dehors de l’usine. Sauf de façon épisodique.
Mon « assimilation » à la classe ouvrière a peut-être été quelque peu artificielle, me dira-t-on, mais pas complètement, cela n’a pas été qu’une simple « plongée » en apnée dont je serais ressortie comme s’il ne s’était rien passé. Quelque part, même si je « m’en suis sortie », je suis toujours à l’usine. Même trente années plus tard, je ne peux pas oublier les gens que j’y ai connus, ce qu’ils ont vécu, ce qui nous reliait. Il m’arrive encore de rêver la nuit d’un de mes ateliers, n’importe lequel, des ouvrières, non pas d’ailleurs comme un cauchemar mais comme le souvenir d’une vie « utile », bien qu’objectivement, si je regarde les choses en face, je ne sois pas sûre que mon « établissement » ait réellement été utile. Cette utilité vient plutôt de ce que cette expérience s’inscrivait dans un contexte plus général de remise en cause de la condition ouvrière. L’après-mai 68. Les transformations du mouvement syndical dans les entreprises à l’époque. La mise en œuvre d’une certaine démocratie syndicale, d’un syndicalisme plus vivant, même si les marques de sclérose, les discours convenus, étaient encore là. Les luttes à l’extérieur aussi, celles des femmes, des immigrés, et plus tard celles des chômeurs, des sans logis…


Subir. Faire subir.
Et d’abord dépersonnaliser.
Non pas comme en camp de concentration bien sûr. Mais il y a bien quelque chose de cela quelque part3.
« Et si j’étais un être humain », me feriez-vous cela ? Me donner un test stupide à passer à l’embauche, m’interdire de parler pendant le travail, me donner un travail idiot à faire toute la journée tous les jours, dans un atelier absolument affreux (le manque de beauté aussi, c’est une souffrance), où l’on s’entend mal (trop de bruit), où l’on respire mal (trop de produits chimiques), où l’on ne peut jamais être soi-même (impossible de faire ce que l’on veut, impossible de « se réaliser » par un travail qu’on aurait eu « envie » de faire). L’envie personnelle – le désir -, même en termes de travail, n’a pas sa place à l’usine.
Qu’ai-je donc ressenti et qu’ai-je vu ressentir chez les autres ?
Le matin, se lever tôt. Fatiguée déjà. Peur d’être en retard, de recevoir un avertissement pour ce retard, peur d’une remarque, d’une semonce, d’une humiliation quelconque. Peur du regard de certaines ouvrières, de celles qui n’aiment pas les rebelles. Peur de toutes les ouvrières : peut-être travaillent-elles mieux que moi. Combien sont-elles payées ? Peut-être le chef nous compare-t-il4? J’ai peur lorsque je suis sur le chemin de l’usine (j’allais écrire : de l’école). Peur. Je ne sais plus pourquoi à la fin, c’est une habitude, une compagne, c’est la vie, une compagne de vie en quelque sorte. La peur.
Arriver à l’usine, dire bonjour même si je n’en ai pas envie, parce que je dors encore à moitié. Dire bonjour. Se mettre au travail. Le travail ? Quoi ? Quel travail ? Ce n’est pas vraiment un travail, ce que je fais, puisque, précisément, je ne comprends pas ce que je fais. Seuls d’autres le savent. J’interroge des ouvrières : savez-vous à quoi cela sert ce que l’on fait ? Certaines me regardent médusées, je ne dois pas être normale. D’autres répondent qu’elles ne savent pas. Certaines expliquent : c’est pour les armoires électroniques (qu’est-ce que c’est ?). Ou autre chose, c’est vague. De toute façon cela leur est égal, je suis seule dans ma curiosité. Je voudrais participer, contribuer à ce que nous faisons, autrement qu’en exécutant des ordres idiots à nos yeux. A nos yeux seulement.
Puis-je ne pas parler ici d’un point de vue « militant » ?
Je ne peux pas faire autrement.
De quoi est-ce que je parle d’autre ici que de la division du travail et de ses méfaits sur l’être humain, de ses effets profondément déshumanisants ? La déshumanisation dans les camps de concentration a été dénoncée cent et cent fois. Mais ici, qui va dénoncer cette sorte de déshumanisation ? C’est tellement insidieux…
Les syndicats parlent des salaires. Ensuite vient la question des conditions de travail, de l’hygiène et de la sécurité. Il nous faut de meilleures chaises, des horaires moins longs, des protections contre l’effet nocif des produits que nous manipulons. Oui bien sûr. Mais qui va dénoncer la déshumanisation ? Personne. Pourquoi ? Parce qu’ « on n’y peut rien ».
Et puis c’est insaisissable. Tout est tellement banal…
Ou alors j’apprends, dans la cellule de mon organisation politique – à l’extérieur de l’usine donc –, que certaines entreprises organisent des « cercles de qualité » où les ouvriers « prennent des responsabilités », mais alors c’est pire me dit-on : la pression psychologique est énorme et les ouvriers croulent sous le poids du stress parce qu’il y a des rendements collectifs à respecter, l’ouvrier devient directement responsable de la productivité de l’entreprise.
Mieux vaut rester dans le cocon de la subordination et de l’obéissance totales, de l’aveuglement par rapport à ce que nos mains font des journées durant.
Un cocon. L’usine est un cocon, c’est ainsi que nous la vivons, nous nous disons que c’est cela la vie, et parfois même, nous nous en réjouissons : pas de responsabilité, quelle légèreté ! Tout est réglé d’avance.
Parfois une ouvrière pleure. Mais vite on ne voit plus trace de ses larmes sur son visage, l’ombre du chef passe à côté d’elle. L’incarnation de la déshumanisation à l’usine, ce chef, un autre ce serait pareil, lui aussi est déshumanisé5. Il n’y a plus trace de larmes sur le visage de cette femme, ni sur aucun autre visage. Il n’y a jamais eu de larmes, juste un instant fugace d’humanité, d’oubli de son self-control, c’est déjà passé, tout est redevenu normal : inhumain.
« Et si c’était un homme ? ».
Qu’est-ce que je dirais ?
Je ne sais plus. J’ai tout oublié. Il faut que j’bosse. Sous la lumière des néons qui rendent trop brillante la couleur de l’étain, trop chaud le fer à souder. Pourtant ces lumières n’y sont pour rien… Certes, mais la lumière et la chaleur, c’est une même souffrance dans cette atmosphère confinée, étouffante.
Pendant les pauses, nous parlons entre nous. Qui sur sa vaisselle pas faite mais quand même trempée dans l’eau la veille au soir, qui sur sa maison qu’elle vient d’acheter avec l’argent de son mari, avec un emprunt, qui sur son enfant qui… Il ne veut pas mettre ses chaussures le matin avant d’aller à l’école. Pourquoi ?
Mais ça ne dure pas, d’ailleurs est-ce qu’on se souvient vraiment de ses enfants, de son mari, de celui qu’on aime… Le dehors n’existe pas, et de toute façon quelle importance : lorsque nous entrons dans l’usine il fait nuit, lorsque nous en sortons il fait nuit et finalement, du dehors nous ne connaissons plus que la nuit, cinq jours sur sept.
La déshumanisation.
S’il fallait que je décrive l’usine d’un mot, celui qui serait commun à tous ceux qui y vivent, ce serait celui-là, la déshumanisation.
Où est la tendresse ?
Oui bien sûr, pendant les pauses parfois. A la sortie de l’usine, pas le temps.
Superficiellement toujours.
Finalement il ne se passe rien à l’usine d’intéressant parce qu’il n’y a pas de tendresse, ni pour soi, ni pour les autres, ni pour ce que nous faisons. Rien pour nous unir à la réalité de ce qui se passe, de ce que nous côtoyons, que ce soit les gens ou nos actions. Aucun être humain ne peut vivre sans s’intéresser à ce qu’il fait. Et pourtant c’est bien cela qui nous arrive.
Gigantesque lavage de cerveau puisque tout de même, nous le supportons. Nous sommes complices quelque part. Cette complicité agit sur nous comme une gangrène.
Et lorsque, des années plus tard, il nous faut quitter l’usine parce que nous sommes licenciées économiquement ou lorsque nous partons à la retraite, nous éprouvons des difficultés à nous détacher de celle-ci. Nous nous sommes tellement identifiées à notre machine, à notre existence de « robot », disent certaines. A nos copines aussi. Nous ne savons plus rien faire en-dehors de cette existence programmée par d’autres, qui, tout-à-coup, nous est volée.
L’identité de la déshumanisation. La déshumanisation identitaire. Une addiction.
Subir ?
Subir le temps qui passe. Je regarde la grosse pendule toutes les cinq minutes, toutes les quatre minutes, toutes les trois minutes, les deux minutes, les trente secondes, les quinze secondes. A quand la sortie ? Le temps ne passe pas, c’est étrange : partout ailleurs il passe, mais pas ici, ou alors avec tellement de difficultés, c’est comme si le temps était quelque chose de si lourd qu’il serait impossible de le déplacer. Aussi lourd qu’une montagne. Je regarde l’heure et je suis la seule à regarder l’heure. « Encore une journée de passée », soupirent certaines. Ce sont les « anciennes », celles qui ont plus de cinquante ans. Cette plainte avant l’âge de la retraite. Cela fait mal de l’entendre. Pour les autres, le temps passe vite. L’habitude de la déshumanisation. Moi, je ne suis pas encore totalement habituée. Peut-on devenir entièrement une ouvrière lorsqu’au départ, rien dans son existence ne devait nous conduire à l’usine ? J’ai fait des études, je n’ai pas l’habitude d’avoir l’esprit inoccupé. Donc je pense. Je pense le plus possible en travaillant pour oublier ce temps qui ne passe pas (j’allais écrire : qui ne pense pas). Je pense au prochain tract que je dois rédiger. Sur quoi ? A quoi s’intéressent les ouvrières, elles qui ont tant pris l’habitude de ne s’intéresser à rien…
Si, bien sûr, parfois, elles s’intéressent à autre chose qu’à l’horizon étriqué de leur quotidien, devenu si petit qu’on se demande comment un être humain peut y vivre. Leur vie dans cet univers étriqué me fait penser aux pieds bandés des femmes chinoises au temps des empereurs.
Si, bien sûr, parfois, l’une d’elles se lève parmi les autres : elle va à la bibliothèque du comité d’entreprise, elle y emprunte un livre pendant la pause. Celle-là lit. Il y en a quelques unes comme cela. Je les admire d’arriver ainsi à rester humaine quelque part, à réfléchir, à prendre du recul, à ne pas se laisser complètement bouffer, à garder la tête hors de l’eau…
C’est leur résistance. Leur création. Leur récréation.
Aujourd’hui encore je pense à ces femmes que je trouve belles, et j’éprouve une grande admiration pour elles. Elles sont si peu connues. Certaines d’entre elles deviennent déléguées du personnel, déléguées syndicales, membres du comité d’entreprise. D’autres se battent, réagissent sans titre, sans rôle particulier.
Je leur rends hommage ici.
Jamais elles n’ont d’augmentations individuelles de salaires.
Voilà l’usine. Qu’y a-t-il d’autre à dire.


Lorsque j’y travaillais, j’avais envie de « la » crier sur tous les toits. Pour que quelqu’un, quelque part, vienne à notre secours.
Fantasme. Personne n’est jamais venu.
A part les plans sociaux, bien après mon départ.
Oui bien sûr, des intellectuels se sont penchés sur le sort des ouvriers. Il y a eu des livres, des films.
Mais à quoi bon.
Aujourd’hui la mondialisation du capital est faite. Sur toute la planète une multitude d’usines, grandes ou petites, qui n’ont aucun intérêt pour ceux qui y vivent, fleurissent. Immense souffrance.


Qu’est-ce que la déshumanisation ?
L’être humain est fait d’espoir et de crainte, de désir et d’aversion. De colère et d’ennui. Sans cela, pas de vie. A l’usine tout cela est mis sous le boisseau. Tout cela est tu. Fait l’objet d’un déni. L’usine ressemble furieusement à la mort. Il y a une sorte de furie contre la vie dans l’usine. Mais ce n’est pas la mort. Nous sommes simplement absentes à vivre cette sorte de furie contre l’existence, faite de métal et de bruit métallique, de gris et de blanc, d’odeurs plus ou moins nauséabondes et d’obligations de faire toujours les mêmes gestes. Il y a une sorte de violence plus ou moins lente, plus ou moins brutale contre ce que nous appelons notre vie. Nos désirs, nos amours, nos rêves, notre volonté d’être ailleurs. Même cette volonté est morte.
Nous n’existons plus, mais nous n’y pensons pas.
Nous sommes en deuil de nous-mêmes, mais nous préférons ne pas le savoir.
Et d’ailleurs que ferions-nous si nous ne travaillions pas à l’usine ? Le savons-nous ? Mieux vaut se résigner, pensons-nous.
Alors nous dormons. Nous dormons notre vie6.
Et comme cela, elle est presque douce, dans ces gestes répétitifs, ce même décor, ces mêmes murs, ces mêmes visages. Certains lundis matin, on ne sait pas pourquoi, on est presque content de se retrouver là. Pas de question à se poser. Pas de responsabilité. Pas d’angoisse. Après le stress du dimanche soir, le stress familial. La responsabilité des enfants.
Nous n’avons plus d’espoir, plus de crainte, dès que nous franchissons la porte de l’usine. Juste cette peur non dite. Cette peur mise en sourdine. Cette peur qui nous pétrifie dans le silence de l’instant.
Une déléguée du personnel vient nous voir pour remplir son cahier de revendications avant la prochaine réunion avec le patron : « Dites-moi ce qui ne va pas… ». Certaines pensent par devers elles : qu’est-ce qu’elle a celle-là à venir encore nous emmerder ! Laissez-nous dormir, de grâce laissez-nous dormir. « Ce qui ne va pas, hésite une autre… Heu et bien… Dans l’ensemble ça va ». Le chef vient de passer dans l’allée. Oui ça va très bien. Comme cela, pas de vagues. « Les chaises ne sont pas trop dures ? ». « Au début j’ai eu du mal à m’habituer c’est sûr, mais maintenant ça va, il n’y a pas de quoi se plaindre ». « Et votre salaire ? ». « C’est privé, Madame ».
La déléguée n’ira pas voir les intérimaires. Elle n’a pas le droit de les défendre. Patron différent. Autres conditions d’emploi et de salaire. Les intérimaires n’ont pas de langue revendicative.
Dans cet atelier il n’y a rien à faire, se dit la déléguée, décontenancée. Le problème c’est que c’est comme ça dans beaucoup d’ateliers, soupire-t-elle7.
Tout baigne. C’est la déléguée qui sème la perturbation avec son petit cahier tous les mois.
Le chef s’avance vers l’ouvrière à qui parlait la déléguée. Il lui dit que c’est mieux pour ses augmentations individuelles de salaire de ne pas parler avec les syndicats. L’ouvrière baisse la tête : « Oui, bien sûr ». Il est bien ce chef. Il se préoccupe de nos soucis. Ce qui compte pour nous, c’est le salaire à la fin du mois. Il faut payer ses traites. Le salaire, c’est notre espoir, notre seul espoir, notre raison de vivre à l’usine.
Tout baigne. Comme les composants électroniques dans l’étain.
Qu’est-ce que la déshumanisation ?


Les grands sages disent que l’humain authentique ne réside pas dans l’espoir et la crainte qui sont toujours, au bout du compte, une source d’aversion et de souffrance. Le problème en effet, c’est que la déception est toujours au bout de la réalisation du rêve, ou bien dans l’échec de sa réalisation.
Ils disent que l’humain authentique réside dans le dépassement du désir et de l’aversion, par le développement de la présence de l’esprit aux « ressentis » dans l’instant présent, ce moment fugace qui se répète indéfiniment, cette vérité. Le passé et le futur ne se révèlent plus que comme des fabrications mentales qui ne génèrent qu’appréhensions et regrets. Eclats de rêve, souvenirs. Miel sur le fil du rasoir. Souffrances.
Pendant ce moment vivant, il n’existe pas de souffrance, parce que pas d’espoir ni de crainte. Si l’on y fait bien attention. D’instant en instant, il est possible d’accéder au bonheur, disent-ils, si l’on y est présent. Il y a toujours de la paix au-delà des vicissitudes de la vie dans le moment présent. Cette paix propre à la conscience lorsqu’elle se connaît. La « joie d’être »8 – et la bienveillance qui s’en dégage -, est toujours là, même si les problèmes sont là aussi. L’avoir est de peu d’importance en ce cas. L’avidité est repoussée à l’horizon de notre mental libéré. C’est « Le Miracle de la pleine conscience »9
Mais est-il possible, pour des personnes dont la tête est envahie à plein temps par ce désert de l’esprit qu’est l’usine, de cultiver cette sagesse ?
Le plus odieux à l’usine, c’est que nous vendons notre esprit en même temps que notre force de travail10. Et que, le plus souvent, nous ne le sentons même pas. Juste cette peur qui pince le ventre quelque part. Oh si peu.
Marx avait bien aperçu le problème d’une certaine manière puisqu’il avait dit que la division du travail était la source même de l’aliénation de l’être humain.
Un être humain, qui n’est pas au carrefour de toutes ses capacités à la fois intellectuelles et physiques, n’est pas un véritable être humain11.
Donc, peut-il être éveillé à sa propre conscience, à sa joie d’être, lorsqu’il est cantonné dans un travail « manuel » pensé par d’autres12? Lorsqu’il en est réduit à dormir sa vie ?
Superficiellement les ouvrières ressemblent à de grands sages : elles sont là, silencieuses devant leur machine du matin au soir. Pas un mot de trop. Pas un geste de colère.
Mais en fait, elles sont manipulées par le système qui structure l’usine, le bruit même de l’atelier.
Ce développement de l’aliénation est exponentiel par l’effet de l’imaginaire, devenu sans limite dans l’esprit du rêveur-robot-endormi par ses automatismes.
La hiérarchie a rarement quelque chose à dire sur le plan disciplinaire. Pas une sanction ne tombe dans ce quotidien, totalement plat humainement parlant. Sauf en cas de harcèlement, et il n’est pas rare. Il y a toujours un bouc émissaire à persécuter. Une femme à prendre pour un objet.
Les ouvrières sont des « ressources humaines ». Elles n’ont pas de présence, du moins en apparence. La petite flamme intérieure n’est pas là, ou alors si profondément enfouie en elles…
Mais parfois, une petite bougie vient tout éclairer comme un flambeau. Juste le temps d’une générosité, d’une solidarité, d’une remise en cause de quelque chose… Un arrêt de travail… Certaines grèves voient même émerger de véritables résurrections, avec leur cortège d’élans de conscience qui apparaissent là où on ne les attendait plus. Leur cortège de paroles pour dire cet élan, si justes, si percutantes, si éclairantes. Leur cortège de confiance dans ce mouvement collectif. D’enthousiasme, de solidarité. D’espoir que tout va changer enfin : désormais, nous serons respectées, reconnues comme êtres humains13. Toutefois l’usine reprend vite le dessus lorsque cet élan disparaît, que ce soit par découragement ou autre chose. Et c’est juste pour dire qu’on existe, ces cris de victoire à la fin d’une grève réussie. Seulement le dire. Pas le vivre. Nous devons retourner au travail14.
L’usine reprend le dessus.
Certaines personnes – rares il faut le dire – suivent un chemin initiatique au travers de ce sursaut collectif. Un chemin de conscience. Elles ne voient plus les choses de la même manière quand la grève est finie. Elles réagissent autrement. Elles réagissent… Souvent, c’est définitif, et c’est comme cela que se forge le mouvement syndical. Là est peut-être l’apport le plus important des luttes collectives.


Qu’est-ce que la déshumanisation ?
L’usine est un tue-la présence aux ressentis, un tue-la conscience, un tue-l’esprit. Toutes les manipulations du psychisme y sont possibles compte tenu de cette déconnexion du réel, celles du racisme, du fascisme15, de la résignation au pire…
Mais parfois il y a ces petites flammes… Et puis tous ces militants syndicaux qui donnent tant d’eux pour que cela change. Chaque jour. Qui risquent le tout pour le tout pour les autres : les sanctions, le harcèlement moral, les discriminations de carrière, les licenciements… Et cela, même lorsque tout paraît endormi. Ils sont si seuls par moment.
Qui pensent à eux, à leur générosité, à leur courage, à leur audace ? Eux qui vivent bien cachés dans les usines, les bureaux, eux sans lesquels la déshumanisation serait pire encore sur les lieux de travail.
Eux qui sont tant décriés…
Leur façon de relever la tête est un défi contre l’inhumain, même si – et c’est dommage – eux-mêmes ne parlent que trop rarement de la déshumanisation16
Mais peut-on réellement en parler ?


A ce stade de ma réflexion, ai-je encore quelque chose à « dire »17
La déshumanisation ne se conceptualise pas et donc ne se dit pas. Ni dans ses modalités, ni dans ses effets. Elle sonne juste comme « quelque chose qui ne colle pas ».
Quelque chose nous a été retiré alors que ça n’aurait pas du l’être. Cela a-t-il à voir avec la dignité qui a été bafouée ? Avec la créativité qui a été brisée ? La parole ? La pensée ? Le cœur ? Notre capacité à concevoir un projet ?
A la racine, cela a d’abord à voir, me semble-t-il, avec la conscience humaine qui, quelque part, est occultée. Cette faculté de connaître nos aspirations et nos aversions dans l’authenticité, de connaître ce qui nous est extérieur dans la véracité, quel qu’en soit le caractère insupportable.
Là, à l’usine, ce « miroir » qu’est l’esprit paraît faussé plus qu’ailleurs18.
Marie-France Bied-Charreton


 
1. Je remercie Alain Jacques, responsable au sein de la CGT du groupe Thalès, retraité, pour son importante contribution à l’élaboration de cet article.
 
2. Marie-France Bied-Charreton est une ancienne établie. Elle est l’auteure de « Usine de femmes », publié à L’Harmattan. Ce livre d’inspiration biographique retrace sa première année d’usine chez Grandin (Montreuil) où elle a travaillé à la chaîne pendant un an avant de s’embaucher chez Alcatel (Arcueil) pendant trois ans, puis chez Alsthom (Massy) durant cinq ans. Elle est avocate, spécialisée en droit du travail, et membre du Comité de rédaction de la revue juridique de la CGT, « Droit ouvrier ».
 
3. « Aucune différence, semble-t-il, ne peut être mise en évidence entre banalisation du mal dans le système néolibéral (ou dans un « grand établissement industriel » pour reprendre l’expression de Primo Levi) et la banalisation du mal dans le système nazi. L’identité entre les deux dynamiques concerne la banalisation et non la banalité du mal, c’est-à-dire les étapes d’un enchaînement permettant de faire fléchir la conscience morale face à la souffrance infligée à autrui, et de créer un état de tolérance au mal (…). S’il y a une différence entre système néolibéral et système nazi, cette différence (…) se situe entre les objectifs auxquels la banalisation est vouée, ou entre les utopies au service desquelles elle est placée. Dans le cas du néolibéralisme, l’objectif visé est en dernière instance le profit et la puissance économique. Dans le cas du totalitarisme, l’objectif, c’est l’ordre et la domination du monde » (C. Dejours, Souffrance en France).
 
4. Selon R.Thaller et E. Jaffrès, la souffrance au travail conduit à des pathologies de l’isolement. Mais, paradoxalement, elle est souvent partagée par plusieurs personnes dans le même lieu de travail au même moment pour des causes similaires.
 
5. « (…) le mal, la barbarie peuvent être produits en l’absence de contribution de l’intelligence et de la délibération ; simplement, sans effort, paisiblement presque : banalité du mal souvent décelable parmi les « deuxièmes couteaux ». Les agents qui prêtent leur concours à l’exécution zélée du mal, de la violence ou de l’injustice, sans en être les concepteurs, sont parfois frappés de la même banalité que le mal auquel ils participent » (C. Dejours, Souffrance en France).
 
6. Selon P. Ricoeur, l’homme ne peut être « capable » de vivre et de se réaliser que s’il est « sensible », qu’il éprouve et sent autant qu’il agit, qu’il parle, qu’il raconte et qu’il est « imputable ». Tel n’est dès lors pas le cas lorsque les sens, susceptibles d’informer sur le réel et le ressenti du réel, sont endormis.
 
7. Voir la distinction qu’opère C. Dejours, dans « Souffrance en France », entre le monde « proximal » et le monde « distal » : dans le premier, le sujet saisit autrui au travers de ses proches et de son environnement personnel tandis que dans le second, le sujet perçoit autrui au travers d’une conscience en quelque sorte universelle, dans lequel l’individu qui se situe uniquement dans le monde proximal n’éprouve plus « ni compassion, ni sensibilité, ni empathie, ni capacité d’identification à autrui », mais seulement indifférence totale par rapport à ceux qui ne sont pas dans sa sphère proche.
 
8. Sur cette notion : Le pouvoir du moment présent, Eckart Tolle, Editions J’ai lu, Bien être.
 
9. Titre d’un manuel de méditation publié aux Editions Aventure secrète par Thich Nhat Hanh, moine bouddhiste vietnamien. La pleine conscience est un concept issu principalement du Bouddhisme, mais se retrouve sous différentes formes dans toutes les grandes spiritualités et dans les grands courants philosophiques : elle désigne l’aptitude à observer ce qui se passe en soi ou hors de soi, sans porter de jugements. Cette aptitude a été décrite scientifiquement. La recherche montre qu’une personne mindfull est plus résiliente, plus apte à vivre le présent et à focaliser son attention sur l’activité en cours, plus apte à une créativité, ouverte aux remarques, gère mieux les situations de stress, plus encline au bonheur et possède un sentiment d’efficacité personnelle plus fort. Cette pratique de la « pleine conscience », proposée ici comme outil de libération du mental, ne doit pas être confondue avec la « mindfullness » proposée par de plus en plus d’entreprises – souvent américaines – comme outil d’asservissement de l’individu aux impératifs de la production par l’amélioration de la performance de l’individu et de la cohésion d’équipe. Par cette méthode trompeuse, le rétrécissement du mental peut être encore plus grand qu’en l’absence de méditation.
 
10. L’esprit en tant que « ce qui éprouve, ce qui ressent, et donc ce qui sait », bref, la conscience comme faculté de connaissance et de manifestation de l’humain authentique, est ici « mis au service » d’un travail aliénant et, pour ce faire, « moulé » dans un système de production où l’humain est chosifié et mesuré (cf les « évaluations » des salariés dans les entreprises) : dans ce processus, l’esprit est utilisé et nié en même temps.
 
11. « Je m’identifie par mes capacités, par ce que je peux faire (…). Il est possible d’établir une typologie des capacités de base, à la jointure de l’inné et de l’acquis. Ces pouvoirs de base constituent la première assise de l’humanité, au sens de l’humain opposé à l’inhumain (…). Par pouvoir agir, j’entends la capacité de produire des évènements dans la société et la nature. Cette intervention transforme la notion d’évènements, qui ne sont pas seulement ce qui arrive. Elle introduit la contingence humaine, l’incertitude et l’imprévisibilité dans le cours des choses » (P. Ricoeur, Devenir capable, être reconnu).
 
12. « Pour lutter contre la peur et atténuer sa souffrance, sans se soustraire pourtant à l’action engagée, le sujet peut recourir à des stratégies défensives. Celles-ci passent souvent par le rétrécissement de la conscience obtenu par le truchement d’une réduction de l’action à l’activité » (C. Dejours, Souffrance en France).
 
13. Si cet article aborde la question de la déshumanisation, on peut se demander ce qu’est « l’humain » tel qu’il est atteint de plein fouet par celle-ci au point de ne plus laisser derrière elle qu’un désert : d’abord le cœur (la bienveillance et la compassion, avec l’intelligence qu’elles supposent), ensuite le sentiment de finitude (lié à la mort et aux limites de l’être humain), et enfin, la vulnérabilité et la souffrance, qui sont communs à tous les êtres humains et les relient entre eux. C’est tout cela qui, à mon sens, mérite respect et dignité. Mais peut-on vraiment « sérier » l’indéfinissable quand il ne s’appréhende en définitive que par le ressenti d’une certaine présence ? Qui n’est pas sensible à celle-ci a nécessairement tendance à déshumaniser l’autre… Et qui est lui-même déshumanisé peut être atteint par cette même tendance. La déshumanisation se propage alors en chaîne au point de pouvoir former un « système », pour peu que les conditions sociétales de son émergence soient par ailleurs remplies.
 
14. Cf. le film « La reprise du travail aux usines Wonder » de Jacques Villemont.
 
15. Aux élections présidentielles de 2012, 28,5 % des ouvriers ont voté pour Marine Le Pen.
 
16. B. Trentin, La Cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Ed. Fayard : analyse critique de la « réponse » traditionnelle qu’a été celle de la gauche et du mouvement syndical au fordisme, selon laquelle les souffrances et l’aliénation générées par le travail subordonné doivent être soulagées par des compensations financières en attendant la conquête du pouvoir étatique.
 
17. Comme l’explique C. Dejours dans Souffrance en France, les humains souffrent et ne le disent pas : comment parviennent-ils à accepter sans protester des contraintes de travail toujours plus dures, dont nous savons qu’elles mettent en danger l’intégrité mentale et physique des individus ? A l’origine de ce consentement silencieux et donc de l’absence de communication sur le sujet, il y a la peur et la honte, toujours selon C. Dejours. Pour pouvoir endurer la souffrance sans perdre la raison, on se protège. Ce processus fonctionne comme un piège : la souffrance devient impensable. Et l’injustice sociale est banalisée…
 
18. « Clichés, phrases toutes faites, codes d’expressions standardisées et conventionnelles ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c’est-à-dire des sollicitations que faits et évènements imposent à l’attention de par leur existence même (….). Le problème du bien et du mal, la faculté de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, serait-il en rapport avec notre faculté de penser ? » H. Arendt, La vie de l’esprit.

Un grand merci à Julie de Waroquier de nous avoir autorisés à illustrer ce texte avec une magnifique photo extraite de sa nouvelle série, Body and Soul.

A lire dans le magazine

Réseaux Sociaux

Suivez-nous sur les réseaux sociaux pour des infos spéciales ou échanger avec les membres de la communauté.

Aidez-nous

Le site Souffrance et Travail est maintenu par l’association DCTH ainsi qu’une équipe bénévole. Vous pouvez nous aider à continuer notre travail.