La Poste : une plainte collective pour harcèlement institutionnalisé

Revue de Presse

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Ancienne de La Poste, Astrid Herbert-Ravel, 42 ans, recueille les témoignages de salariés afin de porter une plainte collective pour «harcèlement institutionnalisé».

La première phrase est toujours la même à l’autre bout du fil :
« Est-ce que vous êtes bien Astrid Herbert-Ravel, l’ancienne DRH qui a porté plainte au pénal ? »
Dans la salle de jeux de ses enfants, Astrid Herbert-Ravel a installé un bureau. A gauche, sur les étagères, s’accumulent méthodiquement les dossiers, un par coup de fil. A droite, l’élégante quadragénaire a installé un téléphone sans fil, pour pouvoir se déplacer dans son grand appartement parisien du Sentier :
« Je reçois des dizaines d’appels, souvent le soir ou le week-end. Ça dure une heure, deux heures, parfois plus. Certains veulent faire passer pour du harcèlement ce qui n’en est pas, mais je reconnais les signes, la cassure. Certains ont fait des tentatives de suicide. Certains, je les rattrape par le col. »
Astrid Herbert-Ravel a porté plainte en avril 2011 contre trois dirigeants de La Poste – dont le président Jean-Paul Bailly – pour harcèlement, discrimination, mise en danger, non-respect des obligations de santé et de sécurité au travail.
La démarche est alors inédite, et médiatisée. Les « postiers » – c’est ainsi qu’on appelle les employés de La Poste dans la maison – se mettent à chercher le numéro d’Astrid dans l’annuaire. Les voix racontent les humiliations, les mises au placard, les intimidations, la désillusion.
Astrid écoute, note, retranscrit, s’imprègne, absorbe. A chaque histoire, elle revit la sienne. A chaque histoire, elle conjure la sienne.
A les voir défiler, et tellement se ressembler, il lui est même venu une idée avec quelques collègues postiers : porter plainte contre La Poste pour harcèlement collectif.
 

La DRH de 35 000 postiers

Astrid Herbert-Ravel a toujours été « postière ». Après une école de commerce à Reims et un cursus d’administrateur des PTT, elle rejoint le service de ressources humaines du siège. Jusqu’à devenir la responsable RH de 35 000 personnes.
Elle est ambitieuse. On lui propose, en 2001, d’intégrer « un vivier pour se préparer à devenir cadre stratégique », raconte celle qui est aujourd’hui en arrêt longue maladie. « Mais tout a été stoppé net ! » Astrid se met à parler sans plus reprendre son souffle :
« Fin 2001, l’un de mes directeurs change. Rapidement, son remplaçant se montre méprisant, me casse devant les autres, me disant que je n’ai aucun avenir, que La Poste n’est pas une auberge espagnole. Il cherche à me déstabiliser. Il est capable de m’appeler à 11h55 pour me demander d’aller le représenter à midi en salle de réunion. Je découvre alors qu’on m’attend pour exposer la stratégie du métier devant 200 personnes, sans filet.
Il souffle le froid et le chaud : il m’encense sur des dossiers où je me trouve moyenne, mais me lamine là où je suis excellente. Il peut tout aussi bien me demander de faire des choses très difficiles qui ne relèvent pas de mon niveau, que me demander de servir le café.
Petit à petit, il se met à me fixer des objectifs sans concertation et sans moyens, en décrétant au moment de les rédiger que, de toute manière, je ne les atteindrai pas. Il veut par exemple que j’organise des séminaires dans des grands hôtels mais sans budget. Je n’ai qu’à “me débrouiller”. »
Au bout de quelques mois, Astrid prévient sa hiérarchie qu’elle souhaite changer de poste :
« La hiérarchie se dit “consciente du problème” – le nouveau directeur a un passif lourd – mais, contrainte par le siège, elle ne peut “pas faire de miracle”. »
La jeune femme trouve finalement une place, à la direction des centres financiers. Elle doit négocier son départ avec le directeur qu’elle fuit.
 

« Vous m’appartenez ! »

L’entretien a lieu le 13 Juin 2002 :
« Vers 18 heures, j’entre dans son bureau. Je lui dit que visiblement mon travail ne lui apporte pas toute satisfaction et que les relations de travail que nous avons dans son contexte ne me conviennent pas non plus. Dans ces circonstances, il vaut mieux prévoir une évolution professionnelle et je suis venue discuter avec lui des modalités de mon départ, à moyen terme.
Il ne me laisse pas aller plus loin, il se met en colère de suite. Il me pousse contre le mur, lève la main et met son genou entre mes jambes. Il me hurle au visage : “Vous n’aviez pas à parler de ce qui se passe entre vous et moi ici. Vous êtes à moi, vous n’irez nulle part, vous m’appartenez !”
Je me débats, je réussis à ouvrir la porte de son assistante pour quitter le bureau. Il hurle : “La Poste est petite. Si je vous retrouve, je vous règlerai votre compte.” »
Son mari la retrouve prostrée dans un coin de l’appartement. Elle est placée le soir même en arrêt maladie.
 

« Sûre de moi, je suis devenue une ombre »

L’ancienne DRH raconte son histoire comme elle raconte celle des autres postiers abîmés.
« C’est l’histoire de Jérémie, à Rennes, qui s’est défenestré devant les clients. »
« C’est ce postier que son supérieur a forcé à témoigner contre sa collègue, pour la faire passer pour folle. »
« C’est le cas de Fabiola, à qui on fait commettre des erreurs, pour les lui reprocher. Elle finit licenciée, et détruite moralement. »
Des dates, des phrases maintes fois répétées on dirait. Elle parle haut et nerveux, comme pour éloigner les faits, les faire résonner à bout de bras sous le haut plafond qui l’abrite. Elle parle au présent, comme pour convoquer le passé à volonté, reprendre le contrôle.
Astrid n’a qu’une peur, qu’on ne comprenne pas. Comment quelques secondes, quelques mots, quelques gestes ont-ils fait basculer sa vie ?
« J’étais sûre de moi, je suis devenue une ombre. Dans le harcèlement, il y a un avant et un après. C’est une attaque contre les fondations, l’identité. La personne que l’on était ne reviendra jamais. »
Depuis dix ans, Astrid fait des cauchemars. Elle rêve d’un couloir : derrière chaque porte, son ancien responsable. Elle rêve d’une benne à ordures, pleine de cartons : on l’y jette, elle n’arrive pas à en sortir.
Pourquoi n’a-t-elle pas quitté La Poste ?
« Il fallait au minimum quinze ans de service pour avoir une retraite à l’âge requis, sinon toutes les cotisations étaient perdues. »
 

Enfermée « dans une logique sans issue »

Astrid s’entête. La jeune femme s’est enfermée « dans une logique kafkaïenne sans issue possible », dans une « vaste toile d’araignée dont elle ne pourrait sortir », comprend le Dr Marie Pezé, qu’Astrid consulte hors de l’entreprise. Les rapports de la spécialiste de la souffrance au travail sont envoyés à La Poste, sans suite.
Astrid a pourtant activé le « protocole harcèlement moral » prévu dans l’entreprise. En réponse, la direction constate, en 2004, un problème organisationnel et une « incompatibilité de fonctionnement et de caractère », à la source d’une « situation de souffrance au travail vécue comme du harcèlement moral ».
Des actions doivent être mises en œuvre : Astrid ne reprendra pas le travail dans les mêmes locaux, son rythme et ses horaires seront définis en fonction des préconisations du médecin de prévention, etc. Mais aucune n’a été suivie, constate l’ancienne DRH :
« On pousse le vice jusqu’à me faire reprendre le travail en 2005 sur le même lieu que mon harceleur.
Après des mois d’inactivité à la maison, et des missions bidons, je suis mutée au service logement de La Poste en 2008, que j’ai contribué à créer dix ans plus tôt. Mais cette fois-ci, je reviens par la petite porte : je dois m’installer dans un petit bureau isolé, à l’entresol dans l’escalier de secours à l’extérieur du service. J’y reste des mois sans boulot. »
Fin 2006, Astrid tente de se suicider.
Contactée à plusieurs reprises, La Poste n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien sur le parcours de l’ancienne DRH.
 

« Des méthodes hors-la-loi »

En dix ans, Astrid a eu deux enfants. Elle a aussi peint, beaucoup, les murs de son appartement, transformé l’ancien atelier de couture décrépi en musée. Chaque objet rapporté – elle a vécu en Polynésie française et beaucoup voyagé, plus jeune, avec son mari – a sa place sur une table basse, une étagère, un coffre.
Amusée de constater un tel ordonnancement, Astrid pose la voix, reprend un débit fluide :
« Je suis encore plus maniaque depuis cette histoire, comme si c’était trop le foutoir dans ma tête. »
Quelques feuilles traînent sur son petit bureau, elle s’excuse encore de ne pas avoir eu le temps de tout ranger. Astrid replonge en ce moment dans les témoignages qu’elle a recueillis pour y mettre de l’ordre. Elle veut les faire sortir de son sage classement :
« Il y a trop de parallèles entre toutes ces histoires de harcèlement. Ce sont des gens compétents. Un jour encensés, puis leur situation dérape d’un coup. Ils gênent, ont le malheur de ne pas s’entendre avec leur supérieur, sont délégués syndicaux… On les isole, on les surcharge de travail, on les sanctionne abusivement…
Sans plan social, La Poste aura perdu 80?000 postes en dix ans et la moitié de ses effectifs d’ici à 2015, c’est de la magie? ! Je ne remets pas en cause la nécessité d’évoluer de l’entreprise. Mais ses méthodes indignes, hors-la-loi et contraires aux valeurs de la République. »
Parallèlement à sa plainte au pénal – qui passe au tribunal en janvier 2013 –, Astrid Herbert-Ravel travaille, avec d’autres « postiers » et des syndicats, pour porter une plainte collective pour « harcèlement institutionnalisé » contre les dirigeants de La Poste.
Une telle procédure a abouti en juillet 2012 à la mise en examen de trois anciens dirigeants de France Télécom, suite aux suicides dans l’entreprise.
Voir l’article de Elsa Fayner sur le site de Rue89.

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