[Procès France Télécom] Jour 21: Le témoignage de Fanny Jedlicki

17 juin 2019 | Stress Travail et Santé, Suicide Au Travail

L’audience du 11 juin 2019, début de la seconde moitié du procès France Télécom,  a permis de revenir sur le rapport Technologia avec le témoignage de Fanny Jedlicki, docteure en sociologie. Celle-ci a participé en 2009/2010 à l’enquête du cabinet d’expertise agréé  comme consultante en risques psychosociaux (RPS) et conditions de travail. Nous publions sa déposition in extenso ainsi qu’une courte interview à sa sortie de l’audience.

Voici à quelques manques, modifications et approximations près (le document, annoté à la main, a été remis au greffe, à sa demande à l’issue de l’audience) le support écrit de ma déclaration au tribunal.

Je vais commencer par me présenter. Je suis docteure en sociologie de l’université Paris 7 Diderot, et maître de conférences à l’université du Havre depuis 2010. Avant d’être recrutée à l’université, j’ai effectué des contrats de recherche et de l’enseignement dans différentes institutions du supérieur. J’ai aussi travaillé comme consultante en risques psychosociaux (RPS) et conditions de travail pour le cabinet Technologia. Au sein de Technologia, j’ai réalisé six expertises, dont deux dans de grosses sociétés de télécommunications. Et l’enquête France-Télécom (FT) a été l’une d’entre elles.
En général, dans ces expertises RPS et conditions de travail, je m’occupais de la collecte des données dites qualitatives – c’est-à-dire de faire des entretiens individuels de type semi-directif avec des salariés ; puis j’analysais l’ensemble des données recueillies (y compris documentaires et quantitatives quand c’était le cas), le tout aboutissant à la rédaction de rapports. J’ai arrêté ma collaboration avec Technologia fin 2010 pour me consacrer à ma fonction d’enseignante-chercheure.
Mais venons-en à ce qui nous intéresse aujourd’hui. L’enquête que Technologia a mise en place pour le comité de pilotage de FT/Orange et à laquelle j’ai participé activement, apparait hors normes par rapport aux expertises habituelles réalisées pour des CHSCT (Comités Hygiène et Sécurité et Conditions de Travail), sous plusieurs aspects :
– d’abord il s’agit d’une enquête au périmètre national ;
– ensuite une équipe comptant environ 30 consultants a été réunie (alors qu’habituellement les expertises, du fait d’un périmètre restreint, se font plutôt en binôme) ;
– enfin c’est une enquête qui a donné l’occasion à un nombre inégalé de salariés d’exprimer une souffrance d’une lourdeur émotionnelle rarement atteinte. Pour rappel, il y a eu plus de 80 000 répondants au questionnaire, et le cabinet a reçu un très grand nombre d’appels téléphoniques de salariés voulant rencontrer un consultant et faire partie des « 1000 entretiens » réalisés avec des salariés (tirés au sort parmi l’ensemble des salariés).
Ces demandes furent si nombreuses et appuyées, qu’en accord avec le comité de pilotage, Technologia a mis en place une procédure ad hoc pour répondre à leurs attentes, en affectant un consultant aux entretiens téléphoniques avec les salariés voulant témoigner volontairement.
Tout s’est donc passé comme si la mission Technologia avait permis la libération de la parole salariée. Le besoin de parler était d’autant plus grand que la direction était dans un déni de la gravité de la situation et des causes de celle-ci.
Et cette enquête par entretiens a charrié une souffrance d’une telle ampleur qu’elle s’est imposée aux consultants d’une façon assez particulière. Au fil des entretiens, au fur et à mesure des jours, nous nous sommes retrouvés avec la question suivante : que faire pendant ou après l’entretien face aux fréquents cas de salariés en détresse aigüe, dont les propos à forte charge mortifère reliaient explicitement leur souffrance psychologique aux conditions de travail, et parfois nominativement à certains responsables ici présents ?
Ainsi, cette mission a été exceptionnellement difficile en raison de l’ampleur de la souffrance collective, qui a rendu la mission anxiogène. Au fur et à mesure de son déroulement, nous craignions d’arriver sur un site où un drame aurait eu lieu la veille, ou d’entendre dans les médias l’annonce du suicide d’un salarié que nous aurions rencontré. Et nous redoutions de nous retrouver face à quelqu’un en si grande détresse que nous ne saurions ni que lui répondre, ni que faire… Je veux préciser que je n’ai jamais ressenti cela durant les autres missions que j’ai menées. Et que je n’étais pas la seule dans ce cas : à tel point que le cabinet Technologia a décidé d’organiser des réunions avec l’ensemble des consultants et les psychologues et psychiatres du cabinet pour nous permettre de réguler l’impact émotionnel de la mission. Une procédure à suivre en cas de « grande détresse » d’un salarié a été également mise en place. Là encore, il s’agissait de procédures ad hoc, exceptionnelles dans les pratiques de travail du cabinet.
Avant de revenir sur ce que j’ai vu, entendu et compris durant l’expertise, je veux préciser quelque peu comment a été construite l’enquête et ma participation à celle-ci. La trentaine de consultants a été répartie sur quatre équipes, en charge chacune d’enquêter sur un secteur/ ou encore une famille de métiers. Pour ma part, j’ai intégré deux des équipes de consultants enquêtant auprès des fonctions supports d’une part et des métiers de la vente aux particuliers d’autre part.
Au total, j’ai interviewé 83 personnes dans 15 villes différentes (19 sites différents) entre janvier et mi-mars 2010 (je signale que 80 entretiens, c’est ce qui est attendu comme corpus pour réaliser une thèse de doctorat en sociologie).
J’ai également participé aux réflexions et à la rédaction de trois des rapports (celui dédié aux Fonctions Supports, celui dédié aux métiers de la vente aux particuliers et au rapport principal). Cela a impliqué des échanges mails quasi quotidiens avec les autres membres des deux équipes, la relecture des entretiens effectués par ceux-ci (soit en tout entre 250 et 300 entretiens), la tenue de réunions. Bref, je souhaite ici souligner qu’une mobilisation très intense a été effectuée par l’équipe de Technologia pour réaliser une mission, qui peut être considérée elle aussi d’exceptionnelle. Ce, en raison de l’ampleur du corpus à traiter, mais plus encore en raison de l’ampleur des attentes qui pesaient sur l’expertise et surtout en raison de la gravité de la crise profonde, mais je me répète.
Pourtant, l’entreprise FT/Orange était (sinon n’est) à l’instar de la mission, relativement exceptionnelle : ce n’était/n’est en tous cas pas une entreprise comme les autres dans le paysage français. Elle y a longtemps incarnée l’un des fleurons de l’excellence technologique. Aussi, quand au tournant de la fin des années 90-début des années 2000, l’institution comme son organisation du travail ont amorcé des transformations profondes, l’engagement des salariés a été massif, au nom de la modernisation de l’entreprise, puis de sa survie. Les salariés ont en effet généralement adhéré aux discours de leurs dirigeants, pour la résorption de la dette comme pour assurer le tournant technologique tout en faisant face à la concurrence : ils ont à ce titre accepté des changements profonds.

Lire la suite, « De quels changements s’agit-il ? » sur le site http://la-petite-boite-a-outils.org
 

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