Article de 2015 de Jean-François Dortier
L’appel à la bienveillance a fait une entrée remarquée dans le management. Simple gadget humaniste qui voile la dureté des relations au travail ou enjeu fondamental de la qualité de vie au travail ?
« Le monde du travail n’est pas gentil. » D’emblée, les initiateurs de l’Appel à plus de bienveillance au travail, aujourd’hui signé par plus de 300 entreprises, ont pris soin de désamorcer une critique qui vient aussitôt à l’esprit (1). Dès que l’on entend parler de bienveillance dans l’entreprise, les remarques acerbes fusent : « c’est de la philosophie guimauve », « l’entreprise n’est pas un monde de bisounours », etc.
De fait, comment parler de bienveillance quand la pression sur le travail est devenue si forte que l’on voit partout des réductions de personnels, une précarisation de l’emploi, une augmentation du stress et un boom du burn-out ? Dans un tel contexte, l’appel à la bienveillance a quelque chose de décalé, voire d’indécent. Mais, rétorquent ses défenseurs, c’est justement parce que les temps sont durs qu’il faut s’employer à adoucir les relations de travail autant que faire se peut. La bienveillance n’est pas une philosophie chamallow de gentils idéalistes, c’est au contraire un devoir pour les managers qui exigent beaucoup de leurs salariés. Ce n’est pas une berceuse illusoire dans un monde idéal, mais plutôt une exigence humaine face à la dureté des temps.
D’où vient l’idée ?
Ce mouvement en faveur de la bienveillance au travail a pris corps depuis quelques années : il s’inscrit dans un mouvement plus vaste en faveur de la promotion de la « gentillesse » dans la société. L’initiative a été d’abord été lancée par le Mouvement mondial pour la gentillesse (World Kindness Day), un collectif d’ONG, apolitique et areligieux, né à Singapour en 2000 et qui a instauré la Journée internationale de la gentillesse qui a lieu tous les ans le 13 novembre (2).
L’appel à la bienveillance a été relayé à l’école et à l’hôpital, dans les collectivités territoriales. En 2014, le ministère de l’Éducation nationale a publié un guide, Une école bienveillante face aux situations de mal-être des élèves. Destiné aux équipes éducatives, ce guide vise à aider à « repérer les signes de mal-être des élèves », et agir pour « établir un climat scolaire serein ». Concrètement, les personnels sont invités à repérer les signes du mal-être des élèves – indisciplines, jeux violents, signes de fatigue en sont des indices –, puis à alerter l’équipe et agir en conséquence : s’entretenir avec l’élève, recevoir les parents, alerter s’il le faut la protection de l’enfance. À noter que dans ce guide, le mal-être est considéré comme exogène à l’école : le poids des programmes, les mauvais résultats, l’attitude de certains enseignants ne sont pas pris en compte comme sources éventuelles de mal-être.
Dans les hôpitaux aussi, des chartes de bienveillance ont été édictées. Elles soulignent l’importance du confort psychologique et moral du patient. Être bienveillant, c’est considérer le malade comme autre chose qu’un corps à soigner. Il est une personne, dont il convient de respecter l’intimité. Toute humiliation doit être évitée, tout cas de malveillance signalé.
Comment l’impulser dans l’entreprise ?
Transposée à l’entreprise, la bienveillance se décline selon trois principes élémentaires.
Considérer les personnes – Le premier rappelle tout simplement que les êtres humains ne sont ni des machines ni de simples fonctions dans un organigramme. Ils ont besoin de comprendre le sens de ce qu’ils font et d’avoir en retour, non seulement un salaire, mais quelques gratifications morales. Confier une mission ne se résume pas à donner des ordres et des consignes : cela doit s’accompagner d’encouragements, de remerciements et parfois de quelques compliments quand le travail est bien fait. Un management bienveillant ne bannit pas nécessairement les critiques – voire les sanctions – qui s’imposent parfois ; mais il évite de dénigrer les personnes. Il s’agit avant tout de chasser toutes les pratiques perverses : les injonctions paradoxales, les exigences démesurées, le management par le stress, le harcèlement, le mépris et l’humiliation. Respecter la personne autant que la fonction revient à faire preuve d’attention à autrui. Demander à un collègue des nouvelles de sa famille ou de sa santé ne relève pas simplement du savoir-vivre : il arrive que l’on découvre à l’occasion l’existence de problèmes privés (un divorce, une maladie, le départ d’un enfant à l’université). Beaucoup de managers préfèrent ignorer ces questions par mécanisme de défense (« je ne suis pas leur nounou »). Pour Marie-Christine Bernard, auteure d’Être patron sans perdre son âme (Payot, 2013), un simple mot de soutien, une écoute suffisent à faire du bien. Certes, le manager n’a pas vocation à intervenir sur les enjeux personnels ; il n’est ni un psychologue ni un ami. Mais l’entreprise est un lieu de travail autant qu’un lieu de vie, et les êtres humains ne se transforment pas subitement en une fonction en franchissant la porte de leur bureau.
Veiller à la qualité des relations humaines – Au travail, lieu de coopération par excellence, les motifs de discorde sont aussi multiples. Les relations hiérarchiques, les conflits de territoire, les désaccords sur les objectifs ou sur la façon de faire sont omniprésents ; sans même parler des personnalités qui ne s’accordent pas. Éric Albert rappelle aussi que les critiques malveillantes, les jugements à l’emporte-pièce, les reproches acerbes et méchants ne sont pas à sens unique (3). Il existe celles de managers malveillants, hautains et méprisants, mais aussi celles des salariés entre eux ou des salariés à l’égard de leurs managers. Les conflits entre personnes s’enveniment souvent sous la forme de clans : amis et ennemis, méchants et gentils. Certaines personnes se démarquent pourtant par leur capacité à déminer les conflits. On parle aujourd’hui de « toxic handlers » pour les désigner (voir encadré). Cette qualité humaine est sans doute un trait de personnalité. Mais elle peut aussi se cultiver : les techniques de communication non violente, de maîtrise de ses émotions, les modèles d’autorité non agressive font partie des pratiques de la bienveillance.
Respecter les conditions de travail – Un autre principe de bienveillance porte sur le respect de bonnes conditions de travail : éviter les réunions à rallonge, les dérangements intempestifs, les appels ou courriels hors du temps de travail, veiller aussi à l’aménagement d’un espace de travail et d’un matériel appropriés. La bienveillance passe enfin par un souci des managers pour assurer de bonnes conditions de travail. L’aménagement de son espace de travail, les transports, les repas, les gardes d’enfants ne sont pas des questions annexes. Tout ce qui relève de l’aménagement des conditions de travail relève de la bienveillance et du bien-être.
Les principes de bienveillance sont au fond très simples : promouvoir l’attention à autrui, veiller à la qualité des relations personnelles et aux bonnes conditions de travail pour chacun.
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Notes
1. http://journee-de-la-gentillesse.psychologies.com/La-bienveillance-au-travail/Appel-a-plus-de-bienveillance-au-travail
2. Et relayé en France à l’initiative de Psychologie Magazine.
3.Éric Albert, « Manager avec bienveillance », L’Entreprise, n° 316, novembre 2012.