Alain Supiot: «La loi El Khomri attise la course au moins-disant social»

07 mai 2016 | Dans la Loi, Emploi et Chômage

Alain Supiot, éminent spécialiste du droit du travail, revient sur le contexte qui a permis à la loi sur le travail de la ministre Myriam El Khomri d’éclore et à la critique du code du travail de prospérer : le calcul économique, devenu l’alpha et l’oméga de la production du droit. « Les hommes ne peuvent être réduits à l’état d’un troupeau productif », rappelle l’artisan du concept « des droits de tirage sociaux ». Entretien.

Alain Supiot a hésité, longuement, avant de nous accorder cet entretien. La peur de rajouter du « bruit » au bruit. La peur également que l’on ne se focalise sur sa critique (acerbe) de la loi sur le travail, en dépit de son analyse plus large de la production du droit, soumise désormais à des impératifs de « calculs économiques », cette « gouvernance par les nombres » détaillée dans l’ouvrage du même nom publié en février 2015. Sauf qu’Alain Supiot est l’artisan en France du concept « des droits de tirage sociaux », prémisses de toute une pensée nouvelle sur le travail et la sécurisation des parcours, dont le compte personnel d’activité contenu dans la loi El Khomri est un lointain cousin. Et qu’il est l’un des meilleurs spécialistes du droit social et de la théorie du droit, juriste au sein de la chaire État social et mondialisation du collège de France.

Flammarion vient d’ailleurs de rééditer son rapport, écrit en 1999 avec un groupe de juristes européens sur le droit du travail, qui garde toute son actualité, sous le titre Au-delà de l’emploi : Les voies d’une vraie réforme du droit du travail. « Je ne suis pas pessimiste », déclare Alain Supiot, confiant dans la capacité de notre société à « penser des dispositifs qui permettent de faire en sorte que les progrès de la technique soient des outils de progrès social, plutôt que de plonger les individus dans le néant du chômage et de la négation de leur utilité ».

Cette loi El Khomri, dites-vous, s’inscrit dans une crise institutionnelle française et européenne où la loi s’entend comme un instrument de la politique économique. Comment caractériser ce nouveau cadre institutionnel dans lequel nous vivons ?
Alain Supiot : En régime démocratique, la loi exprime la volonté générale et procède donc d’une délibération de nature politique, qui fixe les conditions d’intérêt général sous lesquelles chacun sera libre de poursuivre ses intérêts particuliers. Dans le libéralisme à l’ancienne, les calculs économiques étaient ainsi placés sous l’égide de la loi. Le propre du néolibéralisme est de renverser cette hiérarchie et de faire de la loi l’expression de calculs d’utilité économique. La loi El Khomri est une manifestation parmi d’autres de ce renversement. Elle procède de calculs de certains économistes, selon lesquels une moindre protection des droits des salariés engendrerait mécaniquement une baisse du chômage. Ces calculs sont contestés par d’autres économistes, mais pas la logique selon laquelle le droit du travail serait une affaire de calcul d’utilité. On parle aujourd’hui indifféremment de réforme du marché du travail ou du droit du travail, comme si le marché s’identifiait au Droit. Et les experts convoqués dans les médias pour débattre de droit du travail sont essentiellement des économistes. La science économique ne se présente plus comme un instrument d’intelligibilité du monde tel qu’il est, mais comme le fondement légitime de ce qu’il devrait être. À vrai dire, considérer ainsi la société comme un objet calculable et gérable scientifiquement n’a rien de neuf. C’était déjà la position d’Engels prophétisant la substitution de l’administration des choses au gouvernement des personnes et l’extinction de l’État…

D’où votre réflexion selon laquelle l’idée soviétique s’est finalement prolongée dans le capitalisme…
La destitution du règne de la loi était en effet déjà à l’œuvre dans la planification de type soviétique, qui considérait le Droit comme un simple instrument de mise en œuvre d’un calcul d’utilité collective. La conversion des régimes communistes aux bienfaits des calculs d’utilité individuelle a marqué une nouvelle étape dans ce processus de destitution. Avant même la chute du mur de Berlin, c’est dès 1979 l’adoption de l’économie de marché par la Chine de Deng Xiaoping qui a ouvert la voie à l’hybridation du capitalisme et du communisme. À cette fin, la Constitution chinoise définit le régime comme un « État de dictature démocratique » et enjoint à cet État d’interdire à quiconque de « troubler l’ordre économique de la société ». Cet ordre économique est donc sacré et intangible. Il n’y a pas besoin de forcer le trait pour retrouver un montage comparable en droit européen, avec la constitutionnalisation par les traités d’un certain ordre économique de l’Union européenne, qui borne l’exercice des libertés publiques (notamment des libertés syndicales) et qu’aucune procédure démocratique ne saurait remettre en cause, qu’il s’agisse de référendums (on ne compte plus ceux dont les résultats ont été ignorés ou contournés) ou d’élections (comme l’a montré le cas grec en 2015). La différence est que l’Union européenne n’a pas de tête politique, alors que la Chine ou la Russie en ont une, qui ne tolère pas la contestation.

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