Comme Facebook nous le permet enfin, plutôt que de « liker » j’ai eu la faiblesse de « Grr-er » un post de France Culture relayant une émission de Christophe André, psychiatre promoteur de la méditation de pleine conscience, une des approches du courant de la psychologie positive. Autrement dit : j’ai pas aimé. Mais pourquoi tant de haine ?
Ce geste ostentatoire de « disliking » m’a même valu un message privé d’une facebookienne, Brigitte, que je reproduis intégralement ici : « Bonsoir. Je ne suis rattachée à aucune religion, je suis étonnée que sur plus de trois cents personnes qui ont eu une réaction positive à l’article de France culture sur la méditation, la vôtre (réaction) soit l’émoticône de la colère. Votre réaction m’intéresse. Bonne soirée » (1). Je n’avais pas pris le temps de répondre à Brigitte qui m’avait envoyé ce message, mais il est plus que grand temps de le faire.
La psychologie positive m’énerve. La méditation de pleine conscience me fatigue. Voilà. Mais l’explication est un peu courte. Je vais essayer d’aller au-delà du sentiment pour expliquer mon raisonnement quant à ma façon d’envisager les choses.
De quelle psychologie je parle ici ?
La psychologie est une discipline dans laquelle les écoles – que certains appellent avec un peu de mépris, des chapelles – sont nombreuses. Celles-ci donnent le sentiment, souvent à celles et ceux qui les regardent de loin, d’être le support de querelles inutiles de pontes aux égos surdimensionnés. Il y a là peut-être une part de vrai. Mais, la lecture s’arrête souvent à ce stade et occulte ce qu’il peut y avoir de rationnel à l’existence même des écoles. Elles forment des groupes qui se rassemblent autour d’approches épistémologiquement cohérentes. Par exemple, il est difficile de demander à un psychologue qui pense sa pratique avec la psychanalyse, d’aller l’étayer avec du behaviorisme ou de la thérapie cognitivo-comportementale (ces deux approches reposant sur des conceptions du psychisme radicalement différentes). Certains psychologues, pourtant, disent volontiers emprunter à différents courants, pour des raisons purement opérationnelles. Mais il me semble que cela se fait bien souvent à la marge d’une façon centrale d’analyser les choses quand on y regarde de plus près.
Mais choisir se situer dans tel ou tel courant, c’est donc opérer un choix épistémologique. Un choix qui fonde le reste d’une manière d’envisager une part du psychisme. Pour le dire simplement, envisager le behaviorisme, c’est reléguer au second plan l’intérêt que l’on porte à la subjectivité et se centrer sur la prise en charge des manifestations extérieures, des symptômes. A l’inverse, la psychanalyse met au premier plan la question de la subjectivité. Il ne me paraît pas possible de dire qu’une approche serait meilleure qu’une autre. L’important est de pouvoir percevoir la cohérence globale de la théorie. En ce qui me concerne, mon parcours de médecin du travail et mes rencontres m’ont progressivement amené à m’intéresser à la clinique de l’activité, courant proposé par Yves Clot (3). C’est une approche en psychologie du travail qui s’inscrit dans le courant historico-culturel, dont la figure majeure est celle de Lev Vygotski, psychologue russe de la première partie du vingtième siècle. Si je raconte tout cela, c’est pour vous permettre de mieux saisir de là où je parle.
Mais revenons au message de Brigitte. Pourquoi diable avoir « Grrr-é » Christophe André sur Facebook ?
De mon point de vue, l’approche défendue par Christophe André est égocentrisante et fataliste. Je vais m’expliquer précisément sur ces deux termes.
Une approche égocentrisante
Yves Clot, s’appuyant sur les écrits de Mikhail Bakhtine, a proposé le modèle de l’activité dirigée (4). Une activité – quelle qu’elle soit, professionnelle ou non – est développée par un individu, en relation avec un autre, et les deux sont tournés vers un objet qui leur est commun, par l’intermédiaire d’instruments symboliques ou techniques.
Pour tenter de l’illustrer simplement, je vais prendre un exemple personnel. Un jour, après avoir essuyé l’annulation du dernier avion pour rentrer à Brest pour cause de mauvais temps, j’ai été hébergé à l’hôtel près de l’aéroport d’Orly. Le lendemain matin, pour regagner l’aéroport, j’ai dû attendre le bus à un aubette dans laquelle était diffusé (vocalement) en continu le message « Prochain bus dans 8 minutes, le suivant dans 18 minutes… Prochain bus dans 8 minutes, le suivant dans 18 minutes… Prochain bus… ». Après 5 minutes pendant lesquelles les 8 minutes n’avaient toujours pas fondu, j’entreprends la conversation avec une autre personne de l’arrêt. « Il n’arrive pas ? » lui dis-je. Cette simple phrase illustre cette théorie. Mon camarade d’infortune et moi-même sommes alors tournés vers le même objet (l’hypothétique bus qui nous conduirait à l’aéroport), par l’intermédiaire d’un instrument symbolique (le langage). Et nous n’avons pas besoin de tout détailler. Quand j‘utilise le pronom personnel « il », dans le contexte, mon interlocuteur comprend de suite que je parle du bus, sans l’avoir jamais explicité.
Bien souvent, les problématiques de souffrance au travail me sont spontanément rapportées par les patients qui viennent à ma consultation sous l’angle purement interpersonnel. Au lieu d’avoir un triangle, on n’en aurait que la base, amputée de la pointe qui concerne l’objet. Cela peut donner des phrases du type : « Monique à l’accueil a orienté son écran d’ordinateur de cette manière pour m’embêter », « mon employeur a le mal dans les yeux », « mon employeur n’en a qu’après moi »… Il est davantage question ici de la qualité de la relation interpersonnelle que du lien spécifique qui réunit les deux personnes dans la situation de travail. C’est ce qui donne lieu à la facilité de la lecture des conflits au travail par la grille du fameux « conflit de personnes ». Si tant est qu’il puisse effectivement exister des incompatibilités d’humeur, les constater n’offre bien souvent aucune autre piste opérante pour régler la situation que l’élimination pure et simple de l’un des deux protagonistes (que l’on mutera dans un autre secteur, que l’on mettra inapte à son poste de travail…). L’intérêt du modèle de l’activité dirigée dans ce cas est de tenter de resituer le débat sur ce qui est donc censé réunir ces deux personnes : le travail. Qu’est-ce qui dans le travail se déroule mal au point d’avoir une répercussion sur la qualité de la relation interpersonnelle ? De ce point de vue, le conflit interpersonnel est vu d’abord comme une conséquence de la dégradation de la qualité du travail lui-même et des conditions de sa réalisation. Une bonne situation de travail doit pouvoir permettre de faire tenir ensemble des gens qui naturellement se détesteraient potentiellement.
Là où je cherche un élargissement de ce triangle au-delà de la relation interpersonnelle, l’approche en termes de méditation de pleine conscience en fait une attrition au seul individu. En bref, non content d’enlever la pointe « objet », on en enlève également la pointe « autrui ». Il s’agit de se couper de l’influence – néfaste – d’autrui pour se recentrer sur soi. De prendre sur soi pour optimiser sa bienveillance. D’apprendre à croquer des grains de raisins, à s’étirer, à être bienveillant avec les autres. Bref, à améliorer son « hygiène mentale » (5).
C’est en cela qu’il me semble que l’approche est, au sens strict que l’on peut prêter à ce barbarisme, égocentrisante. L’idée est qu’il serait nécessaire de prendre des cours, des leçons pour pouvoir s’en sortir dans la vie et gérer l’autrui. Au même titre qu’il serait nécessaire d’apprendre les bases de l’hygiène posturale pour limiter les lombalgies – chose dont l’inefficacité a été clairement démontrée depuis, par ailleurs -, il serait nécessaire d’avoir des bases pour affronter la dure réalité de la vie. Car nous serions spontanément incompétents à gérer l’autrui, la vie, nos émotions, prendre du plaisir, croquer des grains de raisin…. Il y a des bonnes méthodes à suivre. Christophe André est là pour nous les transmettre. Merci à lui.
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(1) Ce message est absolument authentique. Il m’a été envoyé le 2 avril dernier par une personne qui n’est pas une de mes « amies » Facebook. Néanmoins, « a stranger is just a friend you haven’t met » !
(3) L’émission « Espaces de travail » a reçu Yves Clot. Vous pouvez la visionner à l’adresse suivante : https://www.mediapart.fr/journal/economie/290815/espace-de-travail-comment-repenser-la-qualite-du-travail
(4) Vous trouverez plus d’explications dans un ouvrage comme Travail et pouvoir d’agir aux éditions PUF.
(5) Christophe André utilise cette expression d’« hygiène mentale » dans la réflexion qu’il développe sur le titre à donner d’un des ouvrages co-écrit avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard et Alexandre Jollien, Trois amis en quête de sagesse. Par souci d’honnêteté avec le lecteur, je fais cette citation de tête, mais on ne manquerait pas de me poster un commentaire si je commettais une erreur. De toute façon, on ne manquerait pas de me poster des commentaires dans tous les cas.