De plus en plus de travailleurs se gavent de médocs à cause de leur boulot. Un phénomène encore tabou en entreprise mais qui, selon les chercheurs, se banalise. Enquête.
Sa première nuit sous Stilnox, un puissant somnifère délivré sur ordonnance, Benoît n’en garde pas de souvenir précis. Un sommeil profond et sans rêve. «C’est venu comme une nécessité, ponctuellement», se rappelle-t-il. Entre septembre 2016 et juin 2017, Benoît, 36 ans, a travaillé en horaires décalés : une semaine, il embauchait à 6 heures, celle d’après à 14 h 30. «Ce qui était compliqué, c’était le passage du travail en soirée à celui du matin. Ça flinguait mon rythme. Quand tu arrives en ayant dormi trois heures seulement, ce n’est pas évident de bien bosser.»
D’abord réticent à l’idée de piocher dans la pharmacie pour trouver le sommeil, Benoît s’y est pourtant résigné. Sur les conseils de sa belle-mère, médecin, il prend un demi-comprimé pour «tomber pendant cinq heures» et «se libérer du stress de ne pas arriver à dormir». Aujourd’hui, il travaille toujours en décalé, mais à un rythme plus régulier qui lui permet de se passer d’artifices pour dormir. «Si ça avait duré plus longtemps, confesse-t-il, je ne sais pas comment j’aurais géré.»
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Prendre des médicaments à cause de son travail, un phénomène banal ? L’ampleur de la question semble difficile à évaluer, en l’absence de données chiffrées précises. Mais Benoît est sans doute loin d’être le seul à être tombé dans le piège de la surmédicalisation. «En milieu professionnel, on cite souvent l’alcool et les drogues, mais on parle des médicaments de façon très marginale», remarque Gladys Lutz, auteure, avec Dominique Lhuilier et Renaud Crespin, de Se doper pour travailler (Erès, 2017). Selon eux, le recours à la pharmacopée est pourtant au cœur de la réalité quotidienne de nombreux salariés : «Les entreprises attendent des performances et une réactivité permanente.
C’est un scénario irréel : l’être humain est vulnérable», explique Dominique Lhuilier, professeure émérite en psychologie du travail au Centre de recherche sur le travail et le développement. Résultat : «Une offre toujours plus large de produits dopants en pharmacie et parapharmacie, poursuit la chercheuse. Ingérer des médicaments, c’est reculer, faute de mieux, face au stress, à la pénibilité de certaines tâches ou aux horaires décalés. Cela ne permet pas de traiter le problème à la racine.»
Dopage quotidien
Pas question pourtant d’en parler ouvertement. Du côté des salariés, «prendre des médicaments est vécu comme un signe de fragilité, souligne Gladys Lutz, docteure en psychologie du travail et chercheuse associée au Centre d’étude et de recherche Travail, organisation, pouvoir de Toulouse, et présidente de l’association Addictologie et Travail (Additra). En entreprise, on ne peut pas toujours se permettre de le montrer. Certaines personnes trimballent avec elles une véritable pharmacie pour “invisibiliser” leur douleur.» Côté employeurs, «questionner l’usage excessif des médicaments signifierait qu’il y a peut-être un problème de conditions de travail», estime Philippe Hache, médecin du travail et expert pour l’Institut national de recherche et de sécurité.
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Somnifères, antidépresseurs, anxiolytiques et antalgiques font partie des médicaments les plus consommés, quand il ne s’agit pas d’un mélange plus ou moins savant de tous ces remèdes. «On avale un comprimé pour la douleur, pour dormir, pour se renforcer, pour augmenter ses performances… C’est pour cela que nous avons utilisé le terme de “dopage”. La logique est un peu la même que pour les sportifs», note Dominique Lhuilier. Des patients dont l’armoire à pharmacie déborde, le Dr Michel Hautefeuille en voit défiler. Ce psychiatre addictologue, qui exerce au centre médical Marmottan à Paris, travaille sur ce sujet depuis le début des années 2000.
«Marmottan est situé tout près de la Défense, un quartier peuplé de gens ayant le profil typique de ces dopés du quotidien», explique-t-il. Et de raconter ces travailleurs qui viennent le voir en disant «Je ne suis pas toxicomane, mais je prends des produits pour tenir»… Selon lui, aucun métier ou échelon hiérarchique ne serait épargné. «Au début des années 2000, je recevais essentiellement des cadres des milieux de la banque et de l’informatique. On a constaté ensuite une sorte de démocratisation du phénomène. Aujourd’hui, toutes les professions émargent au dopage quotidien», juge le médecin, qui a récemment reçu une enseignante et un coursier. Des patients aux âges très variables, mais souvent situés entre 30 et 40 ans.
Cécité collective
«C’est une consommation solitaire, que les gens taisent en général», pointe Dominique Lhuilier. «Les discussions sur le sujet se limitent à partager le nom d’un somnifère avec un collègue, soit sous forme de boutade, soit en privé, à l’abri», renchérit Gladys Lutz. Michel Hautefeuille corrobore ce sentiment de malaise. «J’ai reçu des gens qui partageaient un même bureau et avouaient leur honte à prendre des stimulants alors que leurs collègues, selon eux, ne prenaient rien… Je savais que c’était faux», raconte le psychiatre, qui pointe «une espèce de cécité collective».
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Face au mal-être dû au travail, quel comportement adopter ? «Il faut commencer par essayer de comprendre ce qui se passe, recommande Michel Hautefeuille, et ne pas hésiter à consulter. Et, si l’on prend des remèdes, il ne faut jamais dépasser la dose prescrite.» Un conseil qui peut sembler banal, mais qui reste utile : les stimulants, par exemple, peuvent engendrer des maladies cardiaques, des troubles du sommeil ou du comportement. «Certains de mes patients choisissent de faire du yoga ou de la sophrologie, indique le médecin. Moins l’on avale de médicaments, mieux c’est !»
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