À propos du projet de nomination de Bruno Lasserre à présidence de la CADA

Mise à jour le 01 août 2022 | Suicide Au Travail

« Toutes les informations de cet article ont été obtenues à partir de sources fiables librement accessibles sur Internet »

Matthieu 7:2 – 7:3

2 – Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez.

3 – Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil?

Le suicide d’Alain Mouzon

Bruno LASSERRE était président de l’Autorité de la concurrence lorsque le 27 mars 2014, l’un des rapporteurs permanents de l’Autorité, Alain Mouzon, se donna la mort en épilogue tragique d’une longue histoire de souffrance au travail.

Le 17 mars 2016, la 5e section du tribunal administratif de Paris rendit un jugement qui en son paragraphe 4, reconnaissait que Monsieur Mouzon avait été harcelé moralement par le chef du service juridique de l’Autorité, Fabien Zivy, mais par ailleurs, en son paragraphe 6, ajoutait qu’était constituée une seconde faute, caractéristique d’un « défaut de protection », faute commise par le président de l’Autorité de la concurrence, Bruno LASSERRE, contre lequel le tribunal énumérait des griefs précis et circonstanciés : « le service juridique est rattaché directement à la présidence » ; « la première alerte a été adressée le 15 octobre 2012 » ; la présidence « ne s’est pas inquiété d’éclaircir » la question des personnes en souffrance lors du CHSCT du 7 décembre 2012 ; « le 24 janvier 2013, le président [LASSERRE] a réuni les agents et les représentants syndicaux pour faire un point de situation » ; le médecin de prévention a « souligné avec insistance la souffrance au travail et le risque de suicides » lors du CHSCT du 6 février 2013 que présidait Bruno LASSERRE ; le président n’a retiré ses fonctions à Fabien Zivy qu’un mois après réception du rapport de diagnostic de risques psychosociaux ; Fabien Zivy a encore été maintenu dans les locaux de l’Autorité pendant 9 mois supplémentaires pour une « mission ».

Le tribunal administratif de Paris concluait que Bruno LASSERRE, dont le nom était pudiquement dissimulé derrière l’intitulé générique de l’institution qu’il incarnait, avait failli à ses responsabilités : « Il doit être admis, au vu de ces éléments, que l’administration n’a pas, dans les délais requis par la gravité de la situation et la persistance de risques psycho-sociaux, procédé aux actions nécessaires pour faire cesser au plus tôt la situation de harcèlement moral dont était victime M. Mouzon et protéger la santé de cet agent« .

Ni l’État, ni l’Autorité de la concurrence n’ont interjeté appel de ce jugement devenu depuis lors définitif.

La mère d’Alain Mouzon a poursuivi son combat judiciaire en portant plainte contre Fabien Zivy pour harcèlement moral, et contre Bruno LASSERRE pour complicité de harcèlement moral.

Bruno LASSERRE, de son côté, a poursuivi son ascension vers le cénacle du pouvoir juridictionnel administratif : le 28 septembre 2016, il a été nommé président de la section de l’intérieur du Conseil d’Etat, puis le 16 mai 2018, le président de la République l’a nommé vice-président du conseil d’Etat à compter du 29 mai 2018, fonctions qu’il a quittées le 4 janvier 2022, non pas volontairement, mais parce qu’il était atteint par la limite d’âge.

On le dit proche d’Emmanuel Macron, qui l’a élevé, par décret du 31 décembre 2021, au rang de Grand Officier de la Légion d’honneur, et qui, à l’occasion du pot de départ de Bruno LASSERRE de la vice-présidence du Conseil d’Etat, mardi 4 janvier 2022 au soir, a rompu l’étiquette en faisant le déplacement au Palais-Royal pour lui témoigner personnellement sa sympathie (un déplacement de quelques centaines de mètres le long de la rue Saint-Honoré, mais qui été remarqué : https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/01/05/emmanuel-macron-fait-durer-le-suspense-autour-de-la-nomination-du-prochain-patron-du-conseil-d-etat_6108231_823448.html).

Cette démonstration d’amitié au sommet de l’Etat intervenait 3 ans après que, le 27 septembre 2019, Fabien Zivy et Bruno LASSERRE aient été mis en examen par les juges d’instruction chargés de la plainte de la mère d’Alain Mouzon – le premier pour harcèlement moral, le second pour complicité de harcèlement moral.

Cette situation n’a, à l’époque, pas paru à Bruno LASSERRE nécessiter de démissionner, mais il a quand même envoyé, à tous les agents et membres du Conseil d’Etat, un courriel dont Le Monde a publié le 4 octobre 2019 quelques extraits qui se veulent un vibrant plaidoyer de sincérité et d’engagement dans la lutte contre la souffrance au travail (« Ce que je conteste avec toute mon énergie, c’est (…) de pouvoir, à quelque titre que ce soit, être regardé comme complice de méthodes de management que je n’ai jamais demandées ni cautionnées« ).

Ce n’est pas l’opinion du tribunal administratif de Paris, ni des juges d’instruction, ni du procureur de la République, ni de la mère d’Alain Mouzon, ni, surtout, de Fabien Zivy, dont le combat judiciaire – si l’on peut dire – consiste à faire reconnaître qu’il n’était que l’exécutant de méthodes conçues ou demandées par le président LASSERRE.

Hasard spectaculaire du calendrier

Vendredi 8 juillet 2022, le site Internet de l’Élysée (https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/07/08/proposition-de-nomination-de-m-bruno-lasserre) affichait un article intitulé : « Proposition de nomination de M. Bruno LASSERRE, en qualité de président de la Commission d’accès aux documents administratifs ».

L’article précisait que « Le Président de la République envisage, sur proposition de la Première ministre, de nommer M. Bruno LASSERRE, en qualité de président de la Commission d’accès aux documents administratifs. Le Président de l’Assemblée nationale et le Président du Sénat sont saisis de ce projet de nomination, afin que la commission intéressée de chacune des assemblées se prononce dans les conditions prévues par le cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution« .

Le cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution prévoit que « le pouvoir de nomination du Président de la République s’exerce après avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée. Le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l’addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. La loi détermine les commissions permanentes compétentes selon les emplois ou fonctions concernés« .

Samedi 9 juillet 2022, l’AFP faisait paraître une dépêche relatant qu’une « source judiciaire » l’informait qu’un réquisitoire définitif du Parquet près le tribunal judiciaire de Paris demandait aux juges d’instruction le renvoi de Bruno LASSERRE devant le tribunal correctionnel pour y être jugé de faits de complicité de harcèlement moral. La roche tarpéienne est proche du capitole.

La configuration de ce procès – si les juges d’instruction suivent le réquisitoire du parquet, ce qui n’est guère douteux – sera défavorable à Bruno LASSERRE, qui devra se défendre du ministère public autant que de son futur co-prévenu, dont l’avocate a, à l’annonce du réquisitoire, déclaré dans la presse être « satisfaite que l’institution judiciaire traite ce dossier sous un angle collectif et non pas sous la seule responsabilité de M. Zivy. La lecture des faits prend en considération l’omniprésidence de M. Lasserre« .

La présidence de la CADA est-elle compatible avec le statut de mis en examen ou de prévenu devant le tribunal correctionnel ?

Il revient aux commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat d’apprécier la compatibilité de ces poursuites judiciaires avec l’hubris dont Bruno LASSERRE paraît encore saisi, à 68 ans, lui qui veut contourner les règles de la limite d’âge en occupant l’un des plus hauts emplois de la fonction publique qui n’y est pas soumis, la présidence de la CADA.

Gageons que la XVIe législature, dont la composition a fait perdre au pouvoir jupitérien la déférence à laquelle il s’était précédemment habitué dans l’exercice de l’exécutif, sera sourcilleuse.

Guide de jurisprudence à l’usage des commissions parlementaires

Pour éclairer son appréciation des faits, on lui conseillera la lecture de trois décisions rendues par le Conseil d’État – sous la vice-présidence de Bruno LASSERRE :

  • Le harcèlement moral est une faute personnelle : Conseil d’État, 28 juin 2019, n° 415.863

La faute personnelle est l’acte grave qui ne permet pas d’admettre que le responsable a agi dans l’exercice normal de ses fonctions (par opposition à la « faute de service »). Lorsque la faute personnelle d’un agent n’est pas détachable du service, il y a cumul de responsabilités, la victime pouvant demander réparation tant à l’agent, devant le juge judiciaire, qu’à l’administration, devant le juge administratif, sans qu’il soit  besoin d’établir pour cette dernière une faute de service distincte (26 juillet 1918, Époux  Lemonnier, Rec. p. 761).

Par son arrêt du 28 juin 2019, le Conseil d’État a, pour la première fois, fait application de cette notion de « faute personnelle non détachable du service » au contentieux du harcèlement moral, jugeant que l’agent victime de harcèlement moral peut en demander réparation à l’administration d’emploi, laquelle dispose, en retour, d’une voie de droit pour demander au juge administratif saisi du litige de déterminer la contribution de l’agent harceleur à la charge de la réparation.

Devant la justice pénale, Bruno LASSERRE sera présumé innocent jusqu’à l’intervention d’une décision définitive qui le condamnerait pour l’infraction de complicité de harcèlement moral.

Mais le fait est que la responsabilité de Bruno LASSERRE dans le harcèlement moral subi par Alain Mouzon est déjà fixée par une décision de justice définitive, le jugement du 17 mars 2016 du tribunal administratif de Paris. Reconnu responsable d’un « défaut de protection » qui a permis le harcèlement moral de Fabien Zivy sur Alain Mouzon, Bruno LASSERRE a-t-il, pour reprendre les termes de la Charte de déontologie des magistrats administratifs dont il a été l’un des promoteurs, adopté « un comportement respectueux de la loi et compatible avec la dignité qui s’attache à l’exercice de ses fonctions et [s’abstenant] de toute attitude de nature à jeter le discrédit sur celles-ci » ?

Le « défaut de protection » d’un agent harcelé, ou la « complicité de harcèlement moral » sont des qualificatifs très proches du harcèlement moral, faute personnelle au sens de l’arrêt du 28 juin 2019 du Conseil d’État.

  • La mise en examen et le renvoi devant un tribunal correctionnel ne sont pas compatibles avec un emploi de présidence de chambre de cour d’appel : C.E. 25 octobre 2018, n° 405.418

Après l’affaire du « Mur des cons », Françoise Martres a été, en qualité de présidente du Syndicat de la magistrature, l’objet de plaintes pour injures publiques qui ont entraîné sa mise en examen le 17 février 2014, puis son renvoi devant le tribunal correctionnel le 28 septembre 2015, et sa condamnation le 31 janvier 2019.

En parallèle, Madame Martres, conseillère à la cour d’appel d’Agen, s’est portée successivement candidate en vue des affectations de magistrats devant intervenir en décembre 2016 et en juillet 2017 pour occuper les postes hors hiérarchie de président de chambre à la cour d’appel de Bordeaux, de président de la chambre de l’instruction à la cour d’appel de Bordeaux, de premier vice-président au tribunal de grande instance de Bordeaux, de président de chambre à la cour d’appel de Montpellier, de président de chambre à la cour d’appel de Pau, de président de chambre à la cour d’appel de Toulouse et de premier vice-président au tribunal de grande instance de Toulouse. Elle n’a essuyé que des refus.

Elle a saisi le Conseil d’État de quatre requêtes enregistrées entre 2016 et 2018 demandant l’annulation de ces refus de nomination, en invoquant une discrimination syndicale.

Par son arrêt du 25 octobre 2018, rendu à une date bien antérieure à la condamnation pénale de Françoise Martres (le 31 janvier 2019), le Conseil d’État a tordu le cou à la présomption d’innocence, au profit du principe déontologique de protection de l’image du service public et de la confiance des justiciables :

« 1) Il revient au garde des sceaux d’apprécier des candidatures qu’il propose de retenir non seulement au regard des aptitudes des intéressés et des caractéristiques des postes concernés mais aussi des exigences déontologiques et des besoins de l’institution judiciaire.

2) Magistrat mis en examen, puis renvoyé devant un tribunal correctionnel, pour injures publiques, le garde des sceaux faisant également valoir le retentissement public exceptionnel pris par ces faits. Le garde des sceaux peut légalement prendre en compte cette circonstance pour apprécier l’opportunité de retenir sa candidature à une promotion à un poste plus élevé, compte tenu, d’une part, de la nature des faits en cause et des doutes qu’ils peuvent faire naître quant à l’appréciation du respect des obligation déontologiques et de l’exigence d’impartialité de l’institution judiciaire, et, d’autre part, du retentissement public de l’affaire, ravivé par les étapes de la procédure judiciaire, alors même qu’aucune procédure disciplinaire n’a été engagée à l’encontre de l’intéressé« .

S’il fallait une application de cette solution à la juridiction administrative, elle vient de se présenter sur un plateau aux commissions parlementaires.

  • L’exigence d’exemplarité des dirigeants publics conditionne la nomination sur les emplois de président d’autorité publique indépendante : C.E. Assemblée, 14 décembre 2018, n° 419.443

C’est peut-être sur ce point que le hasard joue son tour le plus cruel à Bruno LASSERRE, qui a personnellement présidé l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État ayant jugé de la requête par laquelle Mathieu Gallet a contesté la décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel ayant mis fin à ses fonctions de président de la société Radio France, fonctions qu’il occupait depuis le 12 mai 2014 lorsqu’intervint un jugement du 15 janvier 2018 qui le condamna à 1 an de prison avec sursis et 20 000  euros d’amende pour infractions aux règles de passation des marchés publics.

Mathieu Gallet rappelait dans sa requête au Conseil d’État que cette décision du CSA, intervenait en violation de la présomption d’innocence, puisque le jugement du 15 janvier 2018 était frappé d’appel lorsque le CSA, le 31 janvier 2018, prononça la fin de ses fonctions.

Réuni dans sa formation contentieuse la plus solennelle, le Conseil d’État décidait de rejeter la requête de Mathieu Gallet par un arrêt de principe aux accents moralistes appuyés :

« CSA retenant que cette condamnation, alors même qu’elle ne revêtait pas un caractère définitif, rendait le maintien de son mandat incompatible avec le bon fonctionnement du service public de l’audiovisuel, dont il a estimé qu’il requiert des dirigeants des sociétés de ce secteur qu’ils fassent preuve d’exemplarité, soient à même d’accomplir leurs fonctions dans de bonnes conditions de disponibilité et de sérénité et conservent la confiance de l’État et des pouvoirs publics, dans un contexte de réforme de l’audiovisuel public et d’exigences renforcées en matière de déontologie des responsables publics. CSA mettant fin, par suite, aux fonctions de l’intéressé« .

L’Assemblée poursuivait en liant le principe d’exemplarité des dirigeants publics à l’objectif de confiance des administrés :

« En estimant que, dans un contexte où les questions de déontologie, de prévention des conflits d’intérêts et de moralisation de la vie publique sont des préoccupations particulièrement fortes des citoyens et des pouvoirs publics, une condamnation prononcée par le juge pénal à raison d’infractions constitutives de manquements au devoir de probité, ainsi que le retentissement de cette condamnation auprès de l’opinion publique, constituaient, du fait de leurs répercussions sur la capacité de l’intéressé à accomplir sa mission, des éléments de nature à justifier la mise en œuvre des dispositions de l’article 47-5 de la loi du 30 septembre 1986, le CSA n’a pas commis d’erreur de droit« .

Puisqu’il n’était question dans son raisonnement que de l’image du service public et de la confiance des citoyens, l’Assemblée du contentieux évacuait enfin d’un revers de main toute atteinte à la présomption d’innocence :

« La décision attaquée, qui ne se prononce ni sur la matérialité des faits, ni sur leur qualification pénale, et qui rappelle que l’intéressé, ayant fait appel du jugement du tribunal de grande instance, bénéficie de la présomption d’innocence, ne saurait être regardée comme portant atteinte à cette présomption« .

Une réflexion sur l’image de la justice administrative

Peut-on rester président de l’Autorité de la concurrence jusqu’au 27 septembre 2016 alors que l’on a été, par jugement du 17 mars 2016, reconnu responsable d’un « défaut de protection » ayant concouru au harcèlement moral, puis au suicide, de l’un de ses agents ?

Peut-on être nommé vice-président du Conseil d’État le 16 mai 2018 alors que l’on est visé par une plainte pour complicité de harcèlement moral du 16 décembre 2015 ayant provoqué l’ouverture d’une information judiciaire susceptible de conduire à une mise en examen ?

Peut-on rester vice-président du Conseil d’État jusqu’au 4 janvier 2022 alors que l’on est, depuis le 27 septembre 2019, mis en examen pour complicité de harcèlement moral ?

Peut-on être nommé président de la CADA à l’aube d’un procès en correctionnelle où l’on sera jugé en qualité de prévenu de complicité de harcèlement moral ?

A ces quatre questions, Bruno LASSERRE répond : oui !

Au miroir des jurisprudences rendues par le Conseil d’État sous sa vice-présidence, les commissions parlementaires pourront sans aucune difficulté lui répondre : non !

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