L’article qui suit est signé de Pierre GOJAT, un membre (CFE-CGC) de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom. Il est révélateur des débats qui nous ont animé sur la nécessité de publier les statistiques des suicides à France Télécom.
Compter les suicides est une comptabilité morbide à, laquelle on peut répugner. Affaire de spécialistes, les statisticiens et les médecins ne maitrisent pas complètement la collecte de cet indicateur et reconnaissent eux-mêmes que les meilleures évaluations restent très vraisemblablement sous-estimées de 20% quels que soient les efforts entrepris dans le recueil des informations. En tout premier lieu, il faut de se poser la question de ce que l’on peut espérer faire de ce chiffre : le taux de suicide est-il interprétable, est il un indicateur, un outil de comparaison, de contrôle a posteriori, permet-il de savoir si on évolue dans la bonne direction ?
Une question très ou trop difficile même pour les spécialistes
Pour dénombrer les suicides il faut d’emblée tenter de surmonter la question de l’identification des suicides, en définissant précisément ce qui fait l’objet du comptage. Il parait pertinent d’élargir cette activité statistique en incorporant un décompte des actes auto agressifs, grèves de la faim, mutilations et les tentatives de suicides (cf Article du Monde en Annexe 8). La question se posera alors aussi de savoir ce que l’on fait de la comptabilité des actes hétéros agressifs (séquestrations, menaces de mort, tentatives d’homicide et homicides). Il faudra discuter la question de savoir si leurs valeurs d’indication de souffrance et ou de violence au travail ne doivent pas être co-examinées, voire combinées.
Une métaphore est fréquemment utilisée pour le cas de France Télécom. Les suicides ne sont que l’expression la plus extrême de la souffrance. Les suicides sont la pointe émergée de l’iceberg constitué par les souffrances au travail qui sont identifiées par de nombreuses voies, les enquêtes par questionnaires, le recueil de témoignages et tous les outils de la sociologie moderne. Qui peut prétendre mesurer la masse de la montagne située sous la mer en mesurant la hauteur du pic qui dépasse au dessus des flots ?
Il faudrait aussi interroger à la fois la philosophie et la psychanalyse pour tenter de mieux comprendre pourquoi le tabou que reste le sujet du suicide dans notre société tout entière fait autant obstacle aux tentatives de dénombrement et d’objectivation.
La polémique suscitée fin 2009 par René Padieu illustre malheureusement de façon particulièrement crue la non maîtrise du sujet par certaines personnes qui s’affichent comme des spécialistes, alors qu’on pourrait s’attendre à ce qu’elles le soient.
L’écho reçu chez les salariés
Pendant deux ans, l’Observatoire du Stress et des Mobilités Forcées à France Télécom –Orange a étudié avec soin l’ensemble des souffrances et de la maltraitance au travail. Entre sa date de création en juin 2007 et l’été 2009 l’Observatoire avait choisi de ne pas mettre en débat public l’accumulation des suicides en lien avec le travail. Ce choix a permis de faire avancer le travail sur les causes du mal être au travail sans courir le risque de voir les débats se focaliser sur la seule expression ultime et paroxystique de la souffrance. Les séries de suicides constatées chez Renault et Peugeot en 2007 et 2008, ont provoqué chez les salariés du Groupe France Télécom des réactions du type : «Mais pourquoi ne parle-t-on que de ces groupes automobiles alors que dans notre entreprise nous sommes touchés, par la même accumulation de suicides ? Pourquoi la Presse n’en parle-t-elle pas, pourquoi l’Observatoire ne communique-t-il pas sur ce sujet ? »
L’été 2009 a vu se produire plusieurs suicides avec des témoignages écrits des victimes accusant directement l’entreprise en des termes crus comme le « management par la terreur » et imputant la cause de leur acte à la seule entreprise. Cette accumulation de suicides a provoqué une déferlante médiatique auto-entretenue par la presse elle-même. Cette crise a servi de révélateur de la grave et profonde crise sociale dans laquelle le groupe se trouvait depuis fort longtemps.
Ce qui fait sens ici n’est pas le chiffre lui-même, mais le fait de l’invoquer. C’est un symptôme, qui est un signe d’un mal-être social partagé par tous en l’occurrence par les survivants et qui a trouvé un écho dans l’opinion publique. De la même façon, ne nous trompons pas, ce n’est pas que le nombre qui interpelle, c’est l’accumulation des preuves du lien avec le travail.
Les statistiques comme argument d’autorité
Rony Broman [1] nous rappelait récemment que statistiques et état sont des mots ayant la même étymologie. La statistique est une prérogative de pouvoir et encore plus certainement une façon d’affirmer le pouvoir de celui qui sait (ou croit savoir) dénombrer par rapport à tous les autres y compris les victimes et les proches des victimes. Parler chiffres c’est aussi tenter de combler le vide, c’est-à-dire à la fois l’ignorance que l’on a de l’ampleur d’un phénomène, l’incapacité que l’on a à le juguler et le peu de choses que l’on a à en dire dans l’actualité des drames.
Phénomène nouveau ou en augmentation ?
Les cas de suicide liés au travail ne sont pas un phénomène nouveau et, selon l’INRS, il existe très peu d’études exploitables en donnant une approche statistique. Les cas de suicides liés au travail font actuellement l’objet d’une mise en visibilité accrue par la Presse, notamment du fait des suicides en série qui se sont produits chez France Télécom, au Technocentre de Renault ainsi que chez Peugeot pour ne citer que ces exemples. Le rapport Nasse-Légeron du 12 mars 2008 remis au Ministre du Travail Xavier Bertrand préconisait que les suicides soient dénombrés et qu’une enquête systématique établisse les causes psychosociales des suicides en lien avec le travail. Cette préconisation n’a pas été suivie d’effet à ce jour.
Par ailleurs, la communauté scientifique (dont le CépiDc) s’accorde à dire que même en mobilisant tous les moyens disponibles pour recenser les suicides (police, médecin, caisses d’assurance maladie, DARES, INSEE, etc.) il existe une sous estimation de leur nombre de l’ordre de 20%, du fait notamment des effets de la sous déclaration et de la difficulté de détermination des causes des décès.
Comme pour presque toutes les statistiques il vaut mieux lire les chiffres en suivant l’évolution de tendance et non pas en valeur relative. Débattre du fait que l’on se suicide plus ou moins chez les constructeurs automobiles ou chez les opérateurs de télécommunications ou dans la population générale n’a qu’un intérêt très relatif. En tout état de cause, cela n’est concevable que si une véritable politique de prévention existe et donc que si l’entreprise veille à diminuer les risques psychosociaux, stress, dépression, etc. que son activité ou son organisation du travail génèrent.
Il est condamnable de ne pas prendre en compte la problématique du suicide lié au travail sous prétexte que le taux de suicide constaté dans la population des employés ne dépasse pas celui de la population générale. La démarche de prévention est essentielle et ob-li-ga-toi-re.
Pour l’aspect quantitatif, il ne peut être question de parler d’un nombre de suicides acceptable dans l’entreprise sous prétexte qu’il serait situé en dessous de la moyenne nationale. Tout collègue suicidé est un mort dans des circonstances dramatiques et qui signifie l’aboutissement d’un échec personnel et le plus souvent collectif.
Comme l’a montré Émile Durkheim dès 1897, le fondateur de la sociologie moderne a mis en évidence que la tendance au suicide diminue d’autant plus que l’individu est uni à une collectivité (famille, entreprise, syndicat, clan, Église, nation, corporation, etc.) par des liens plus forts, plus précis et plus nombreux – le suicide procède de causes sociales et non individuelles.
La rupture de l’isolement, le renforcement des liens, et la mise en pratique quotidienne par des preuves de la solidarité et de la fraternité, valeurs premières de l’action syndicale et de la République constituent à n’en pas douter des lignes à suivre dans la prévention du suicide.
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