L’affaire France Télécom, ce sont trois mois de procès près de dix ans après « la crise », marquée par une série de suicides de 2007 à 2010, 35 dans les seules années 2008-2009. Pendant ces dix semaines, sept anciens dirigeants de l’entreprise ont fait face aux parties civiles, 39 personnes : 19 se sont donné la mort, 12 ont tenté de se suicider et 8 sont tombées en dépression sévère. Elles ont été reconnues par l’instruction comme « victimes d’une stratégie d’entreprise visant à déstabiliser les salariés, à créer un climat professionnel anxiogène, ayant pour objet et effet une dégradation de leurs conditions de travail susceptibles de porter atteinte à leurs droits et à leur dignité ».
Par Dominique Lhuilier Psychologue du travail, professeure émérite au Conservatoire national des Arts et Métiers
Préparer le terrain
Depuis le 6 mai, chacune des audiences au Tribunal de Grande Instance de Paris a construit le puzzle de cette vaste opération de destruction et mutation à marche forcée. Tout a commencé au début de la privatisation : en 2002, Thierry Breton, grand « redresseur d’entreprises » est nommé par le gouvernement pour préparer cette mutation, et faire remonter le cours de l’action. La « réduction des coûts », impératif scandé à l’envi pour soutenir la compétition sur les marchés financiers, est toujours synonyme de réduction des effectifs. Le dirigeant commence par le plus simple : départs massifs à la retraite. En 2004, France Télécom devient une entreprise privée. Et en 2005, le gouvernement sait reconnaître le service rendu et le nomme ministre des Finances.
Reste qu’il n’est pas simple de se débarrasser de fonctionnaires… S’ils ne seront plus recrutés à partir de 1996, ils ne disparaitront totalement qu’en 2040 ! Didier Lombard prend alors le relais et engage le plan NEXT : 22 200 personnes doivent être rayées des effectifs… et les 80 000 restantes, précarisées, doivent « s’adapter » au tournant commercial.
La règle des 5 M, « M comme management par le stress, Mobilité forcée, Mouvement perpétuel, Mise au placard, Mise en condition de retraite forcée »(1) a bien deux visées : soumettre et/ou démettre. La formule de Didier Lombard, « je ferai les départs d’une façon ou d’une autre par la fenêtre ou par la porte » en dit long sur la violence des pratiques managériales qui régnait alors.
Apartheid spatio-temporel
Il s’agit bien là d’une forme de harcèlement moral bien différente de celle qui met en scène un auteur et sa victime. Il ne s’agit plus d’une maltraitance élective mais d’une stratégie qui vise l’ensemble du personnel, attaque les repères professionnels, détruit les liens d’appartenance, discrédite l’expérience et les valeurs des salariés, brise les ressorts psychologiques permettant à une personne de se défendre, neutralise les « résistants » ou ceux qui tentent d’alerter sur les dégâts majeurs de cette « gestion des ressources humaines ».
Un des procédés souvent utilisés dans de tels contextes de harcèlement organisé comme système est la mise au placard (2).
Dans tous les cas, les « mises au placard » constituent une dissociation entre l’emploi et le travail. Les formes de détournement des principes d’organisation du travail sont diverses, modifiant le volume et le contenu de l’activité. Elles vont de la privation totale du travail à l’attribution de quelques tâches ne correspondant pas à la fonction occupée, en passant par la prescription d’occupations dérisoires ou absurdes. Remisés le plus souvent dans des espaces périphériques, hors organigramme, sommés de retrouver un poste dans une organisation qui les réduit drastiquement, les placardisés font l’expérience d’un apartheid spatio-temporel.
Les lieux attribués à la placardisation révèle le statut de celui qui y est exilé : y est remisé ce qui dérange, qui est sans usage, qui est abandonné… ce qu’il faut éliminer. Le processus d’élimination consiste d’abord à pousser hors du seuil (éliminer : e ou ex = hors de et limer = le seuil), externaliser, et isoler. Dès lors, le placardisé est soustrait à la vue, au contact… jusqu’à la suppression pure et simple de son lieu de « travail ».
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1 – Ivan Du Roy, Orange stressée, La Découverte, 2009.
2 – Dominique Lhuilier, Placardisés. Des exclus dans l’entreprise, Seuil, 2002.