Ce vendredi 5 juillet, les deux représentantes du parquet ont tapé fort contre les sept ex-dirigeants de l’entreprise, considérés comme entièrement responsables de la politique de déstabilisation qui a conduit à la vague de suicides parmi les salariés. Mais pour ce procès « historique », les peines qu’encourent les prévenus ne sont pas très lourdes : un an de prison et 15 000 euros d’amende au maximum.
Quel dommage ! Quel dommage, Didier Lombard, qu’un esprit organisé comme le vôtre ait été mis au service d’un seul impératif, au point de vous rendre sourd et aveugle à tout ce qui n’était pas votre fin. » Adressés ce vendredi 5 juillet à l’ex-PDG de France Télécom, jugé avec six anciens dirigeants pour leurs pratiques managériales entre 2007 et 2010, les premiers mots des réquisitions prononcées par la procureure Françoise Benezech ont immédiatement donné le ton. Le ministère public n’a en rien ménagé les prévenus.
S’adressant après exactement deux mois d’audience à la présidente du tribunal, Cécile Louis-Loyant, la procureure a insisté sur le caractère « historique » du procès, qui va fatalement « faire œuvre de jurisprudence ». C’est en effet la première fois qu’une entreprise est jugée pour harcèlement moral en raison de la politique de ressources humaines qu’elle a déployée.
Brigitte Pesquié, la deuxième représentante du parquet, qui a pris en charge la seconde partie des cinq heures de réquisition, a estimé quant à elle que ce dossier est « le plus grave » qu’elle ait eu à juger. « Ce qui est véritablement hors norme pour moi, c’est que ce harcèlement est une stratégie, et qu’il concerne un énorme nombre de personnes », a-t-elle explicité.
Elle a demandé au tribunal de condamner les prévenus aux (faibles) peines maximales prévues par la loi au moment des faits : 75 000 euros d’amende pour France Télécom, devenue Orange en 2013, un an de prison et 15 000 euros d’amende pour les trois dirigeants Didier Lombard, son bras droit Louis-Pierre Wenes et le responsable des ressources humaines du groupe, Olivier Barberot. Elle a enfin requis huit mois de prison et 10 000 euros d’amende pour leurs quatre subalternes, et a demandé la publication de la décision.
Au cœur du procès, les plans Next et Act, qui visaient à transformer France Télécom en trois ans, en faisant partir 22 000 salariés et en déplaçant 10 000 autres personnes en interne, sur un total de 120 000 employés, fonctionnaires pour une grande partie. La mise en place brutale de ces plans a fait de nombreuses victimes, subissant un burn-out ou se suicidant, par dizaines : trente-neuf personnes – dont dix-neuf se sont suicidées – ont été retenues comme victimes par les juges d’instruction , entre 2007 et 2010.
Françoise Benezech s’est employée à rappeler les faits, en distinguant systématiquement « d’un côté l’habillage », celui qui émanait des textes officiels de France Télécom et a caractérisé l’ensemble des interventions des ex-dirigeants durant le procès. De l’autre, « la réalité », celle qui a conduit les têtes pensantes de l’entreprise à théoriser une « instabilité constructive » pour les salariés, à « mettre une pression forte partout » pour que « le maximum » parte.
« Le but de ce procès n’est pas de poser un jugement de valeur sur vos personnes, mais de démontrer que l’infraction pénale de harcèlement moral peut être constituée par une politique d’entreprise, par l’organisation du travail, et qualifier ce qu’on appelle le harcèlement managérial », a posé d’emblée la procureure, en direction des prévenus. « Vous avez conscience que vos prévisions et vos méthodes vont dégrader les conditions de travail », leur dit-elle en se remettant à leur place à l’époque des faits. « En réalité, vous allez même plus loin : vous la recherchez, cette déstabilisation. » Elle détaille les leviers de cette entreprise de déstabilisation, cette volonté de « retirer les chaises », pour mettre « les salariés sédentarisés » « en mouvement ».
Reprenant les arguments développés tout au long du procès par les parties civiles, la représentante du parquet estime que France Télécom n’est pourtant plus à l’époque « en danger de mort économique ». Le seul but de l’opération est financier. Prenant Didier Lombard à partie, elle assène : « Vous décidez d’accélérer [le plan Act – ndlr] pour rassurer les investisseurs, en doublant les dividendes au moyen de réductions d’effectifs massives. »
Elle insiste sur la stratégie de dénégation continuelle des dirigeants. « Moi, je n’accepte pas que vous disiez que vous ne recherchiez pas la déstabilisation. Sortir les salariés de leur zone de confort : vous l’avez tous trop dit à l’époque. C’est trop facile de refaire l’histoire treize ans après parce que la vérité vous dérange. »
Elle s’en prend particulièrement à l’ex-DRH Olivier Barberot, qui n’a eu de cesse de se dédouaner et de rejeter les responsabilités sur ses subalternes. « De qui se moque-t-on ? », « À quoi ça sert d’être un chef si vous n’assumez rien ? » Murmures d’approbation dans la salle et débuts d’applaudissements, éteints d’un geste par la présidente.
« Je suis quelqu’un de bien, j’ai sauvé l’entreprise »
La procureure attaque aussi la novlangue managériale, ces « écrits officiels verbeux, lourds, technocratiques, incompréhensibles parfois », qui permettent « de justifier n’importe quelle action délétère derrière des mots en apparence inoffensifs et bienveillants ». Comme lorsque l’objectif est de « doper la fluidité ».
Le ton se fait alors théâtral, ce qui tire des commentaires agacés de la part des vieux routiers de la chronique judiciaire. « Parce que Didier Lombard avait fait la promesse aux milieux financiers de 7 milliards d’euros de cash flow en trois ans, parce que cette promesse exigeait de sortir de l’entreprise 22 000 salariés en trois ans, (…) parce que cette déstabilisation s’inscrivait bien au-delà du pouvoir normal de direction, parce qu’enfin cette obsession du départ en trois ans de 22 000 salariés et de 10 000 mobilités est devenue le cœur de métier des dirigeants de France Télécom », énumère Françoise Benezech, « les chefs incontestés de la politique managériale de l’entreprise, et dans une moindre mesure leurs quatre zélés complices, peuvent qualifier leurs agissements ainsi : le harcèlement moral est mon métier. »
Plus avare en formules choc, et se lançant dans une très longue étude contradictoire de toutes les défenses soulevées par les prévenus pendant l’instruction et durant l’audience, Brigitte Pesquié n’en est pas moins sévère sur ce dossier « accablant ». Didier Lombard, Louis-Pierre Wenes et Olivier Barberot « sont les auteurs matériels des agissements de déstabilisation de l’entreprise ». Et leurs complices sont leurs adjoints aux ressources humaines ou au développement territorial : Brigitte Dumont, Guy-Patrick Chérouvrier, Nathalie Boulanger et Jacques Moulin.
« Je ne m’attendais pas à ce que nous avons vu, nous n’avons pas eu de confrontation. On a entendu un groupe, la défense est collective », constate la procureure, qui décrit ce qui s’est passé tout le procès : un prévenu vient faire une déclaration, et un second vient l’accompagner à la barre, pour corriger, compléter, ou peut-être « déformer » des propos, ou « empêcher de gaffer »…
Brigitte Pesquié s’est une fois de plus arrêtée sur la fameuse réunion du 20 octobre 2006 à la Maison de la chimie. C’est ce jour-là que France Télécom, devant une association de cadres, a officialisé le « crash-programme » du plan « Next ». Dans un discours explicite, et alors qu’ils croyaient ne pas être enregistrés, les trois plus hauts dirigeants de la société annonçaient l’« accélération » du plan de restructuration. Journée incontournable pour l’accusation : « Il n’y a pas beaucoup de cas où vous avez, par l’auteur d’une infraction, une présentation personnalisée du plan d’action pour la mettre en place ! »
Pour résumer la personnalité des prévenus, la procureure leur prête cette formule : « Je suis quelqu’un de bien, j’ai sauvé l’entreprise et vous ne connaissez rien à l’économie. » Puis passe à l’auteur américain Upton Sinclair pour souligner leur aveuglement volontaire sur les conséquences de leur stratégie d’entreprise : « Il est difficile pour un homme de comprendre une chose quand son salaire dépend de ce qu’il ne la comprenne pas. »
« Le tribunal va juger des chauffards du travail, qui se comportent comme des chauffards de la route », ceux qui expliquent toujours que la faute vient des autres conducteurs, lance Brigitté Pesquié. « Les peines prévues par la loi à l’époque de la commission des faits sont très faibles, rappelle-t-elle [elles ont été durcies en 2012 – ndlr]. La seule chose que pourra faire votre tribunal, c’est prononcer la peine maximale, parce que son seul sens est d’être maximale. »
La veille, l’avocat du syndicat Solidaires Jean-Paul Teissonnière avait averti : « Il ne faut pas espérer trouver du sens dans le montant des peines qui seront prononcées. » Mais le jugement futur devra indiquer, espère-t-il, « que ce qui s’est passé à France Télécom doit être rangé parmi [les] interdits majeurs ». Les audiences vont encore durer une semaine, pour les plaidoiries de la défense, mais il y a fort à parier qu’au moment de juger, le tribunal aura ces mots en tête.
Via le site https://www.mediapart.fr/