[LIVRE] « LE DÉVELOPPEMENT PERSONNEL MASQUE LES RAPPORTS DE DOMINATION » Thierry Jobard

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Par Laurent Ottavi, de Élucid

Dans Contre le développement personnel (Rue de l’Échiquier), Thierry Jobard décortique une idéologie en plein essor, encore plus depuis le confinement. L’auteur en analyse le contenu, la puissance d’attraction, les effets délétères ainsi que ses liens étroits avec le néolibéralisme.

Laurent Ottavi (Élucid) : Vous êtes responsable du rayon « sciences humaines » dans la librairie Kléber à Strasbourg. À quel moment et à quelle vitesse les livres de développement personnel ont-ils envahi les rayons ?

Contre le développement personnel

Thierry Jobard : Il y a eu plusieurs vagues, mais la plus forte date du début des années 2003-2004. Depuis, elle n’a fait que gagner en intensité. Les derniers chiffres dont on dispose (Livres Hebdo de ce mois de juin) montrent qu’entre 2011 et 2021, le nombre de titres de développement personnel a plus que doublé (de 459 à 921). La production entre 2020 et 2021 a augmenté de 27,5 %. Le rythme s’accélère donc. Le simple effet de masse conduit ainsi à un envahissement de la place en librairie, par définition non extensible.

Cependant, les livres ne sont qu’un aspect de la production. Il faut y ajouter la presse magazine, les conférences, les sites et blogs… qui répercutent la doxa du développement personnel. Certes, 2020 a été une année particulière. Mais pour le développement personnel, elle l’a été par son exceptionnelle progression. Le confinement a induit un repli sur soi favorable aux interrogations existentielles que le développement personnel compte prendre en charge.

Élucid : Comment définissez-vous le développement personnel, qui est extrêmement multiforme ?

Thierry Jobard : Il est effectivement malaisé de cerner précisément le développement personnel, tant il recouvre des genres et des pratiques différentes. Il faut d’ailleurs insister sur le terme de pratiques puisque le développement personnel requiert une lecture active dont on attend des résultats tangibles. D’où cette définition liminaire qui, pour large qu’elle soit, en contient cependant les traits constitutifs : « un ensemble de techniques qui doivent permettre à un individu de vivre sa vie au mieux en exploitant ses capacités de façon optimale ». On a donc là deux notions, le mieux vivre (lié au bonheur et à l’épanouissement) et l’optimisation (rattachée elle à la réussite et à l’efficacité) qu’il faut faire fonctionner ensemble. Ce qui me paraît déjà hautement problématique.

Et en effet, le développement personnel est multiforme et en perpétuelle hybridation. Il recouvre presque entièrement le rayon de psychologie dans les librairies, mais s’implante également dans celui de philosophie et dans cette rubrique mal définie qu’est la spiritualité et, nouveauté, dans l’ésotérisme. Il peut donc s’apparenter à une forme qui s’empare de contenus différents. Mais on retrouve la même orientation, à savoir une démarche centrée sur l’individu (dont il s’agit de libérer les capacités empêchées) et un rapport au monde (c’est-à-dire surtout à la nature) qu’on suppose pouvoir être simple et direct et qu’il faut exhumer (parce qu’il est entravé par les faux-semblants psychologiques et sociologiques). De ce travail sur soi doit découler naturellement un nouveau rapport à l’autre, mais un rapport second et dérivé.

« La psychologie positive ne prescrit pas d’aller bien, mais d’aller mieux. Cette amélioration perpétuelle de soi-même est donc sans fin. De même qu’est sans fin l’implication exigée des salariés dans l’entreprise néolibérale. »

Pourquoi qualifiez-vous le développement personnel d’idéologie politique dans votre livre ?

Il n’est jamais question des rapports sociaux et politiques dans le développement personnel, sinon pour s’en défier puisque c’est le royaume des masques et des convenances. D’où cette impression de réflexion purement personnelle et psychologique et donc dépolitisée. Cependant, le développement personnel instaure une vision de l’individu bien particulière. Celui-ci se pose face à la société en sujet autonome (donc qui se donne ses propres règles), flexible, résilient, adaptatif et capable de « gérer » ses émotions. D’ailleurs, il gère tout de lui-même comme un capital qu’il s’agit de faire fructifier au mieux. Tout cela afin de devenir une meilleure version de soi-même selon l’expression consacrée. Mais dans quel but ? Être heureux ? Peut-être. À supposer que les mêmes recettes fonctionnent pour chacun avec la même efficience, ce dont je doute.

Mais le principal fondement théorique du développement personnel est la psychologie positive. Et celle-ci ne prescrit pas d’aller bien, mais d’aller mieux. Or, on peut toujours faire mieux. Cette amélioration perpétuelle de soi-même est donc sans fin. De même qu’est sans fin l’implication exigée des salariés dans l’entreprise néolibérale. Comme le résume Eva Illouz : « Dans la mesure où les individus se convainquent que leur destin est une simple affaire d’effort personnel et de résilience, c’est la possibilité d’imaginer un changement socio-politique qui se trouve hypothéquée, ou du moins sérieusement limitée ».

En apparence, le développement personnel est donc a-politique, en réalité il conduit à un retrait de l’action collective : à chacun de cultiver son petit jardin personnel et tout ira bien. En effet, ce que suggère le développement personnel, c’est que l’addition de tous ces bonheurs individuels va conduire à un bonheur collectif. C’est très mignon, mais parfaitement illusoire. Ce n’est qu’une forme de pensée magique, pauvre et abstraite.

« Ce bricolage, cette spiritualité à la carte n’implique pas d’engagement sérieux ni, encore une fois, collectif. Ce sont en quelque sorte les semi-croyances d’un individu replié sur son quant-à-soi après avoir fait ses emplettes sur le marché des credo. »

L’idéologie du développement personnel se répand-elle du fait de l’effacement du religieux ? Son succès se fait-il au détriment de la psychanalyse, de la philosophie ou encore du politique ?

Peut-on vraiment parler d’effacement du religieux ? Je crois qu’il s’agit plutôt d’une recomposition, car le besoin de croire demeure. Si l’on reprend cette idée de l’individu autonome et autosuffisant, il ne rejettera pas la croyance, mais la contrainte. Il va donc piocher de-ci de-là dans différentes traditions, selon ses envies. Ce bricolage, cette spiritualité à la carte n’implique pas d’engagement sérieux ni, encore une fois, collectif. On se constitue un patchwork d’adhésions légères (yoga, animisme, chamanisme, méditation, féminin sacré…) détachées de leur contexte socio-culturel et on musardera de l’un à l’autre en fonction des modes de l’instant. Ce sont en quelque sorte les semi-croyances d’un individu replié sur son quant-à-soi après avoir fait ses emplettes sur le marché des credo.

Or, la religion est également sociale et culturelle ; ce sont là ses dimensions essentielles. Elles disparaissent dans les nouvelles formes de croyances. On ne parle plus de rites, mais de rituels, c’est-à-dire en fait de petits simulacres routiniers. Si, selon la fameuse citation de Marx, la religion est l’opium du peuple, c’est à la fois parce que selon lui elle est une illusion, mais aussi parce qu’elle permet d’échapper à une réalité décevante ou cruelle et parce qu’elle en soulage. Dans un monde (le nôtre) où la transcendance a disparu, c’est ici et maintenant qu’il s’agit d’être heureux et non dans une autre vie. La thèse de Max Weber selon laquelle on assisterait à une démagification du monde par le biais des monothéismes d’abord, puis à une migration des croyances des religions instituées vers des formes individualisées ensuite, se vérifie ici.

Mais ce que la religion, la psychanalyse ou la philosophie permettent de penser, c’est la négativité du monde. La finitude, la contingence et le manque ne sont jamais traités par le développement personnel autrement que comme des problèmes auxquels il faut trouver une solution. Or, certains de ces problèmes n’ont pas de solution, ce sont des éléments de notre condition humaine et il faut apprendre à vivre avec du mieux qu’on peut et chacun à sa façon, loin des recettes toutes faites.

Lire la suite,

  • « Quels liens établissez-vous entre le développement personnel et l’organisation économique actuelle néolibérale ?« ,
  • « Parmi les raisons qui poussent des gens vers le développement personnel, la plus importante est-elle leur quête de toute-puissance, fatalement déçue ?« ,
  • « Quels sont les effets délétères du développement personnel ? Qui en profite : les « coachs » plus ou moins officiels, les dirigeants d’entreprises, etc. ?« , sur le site Élucid

Thierry Jobard, Contre le développement personnel, Éditions Rue de l’échiquier, 2021 – ISBN : 978-2-37425-271-1

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