Une civilisation en crise

02 novembre 2011 | Revue de Presse

L’actualité de ces derniers mois a été très riche : outre les « révolutions arabes », il y eut Fukushima, la dette des Etats, l’ « affaire DSK »… On traite en général de ces trois derniers faits séparément. Notre pari sera de tenter de les penser ensemble comme des symptômes de notre temps. Autrement dit, bien décryptés, ils seraient susceptibles de dire certaines vérités de notre époque. Quelle vérité ? Celle d’un monde en profonde crise.
En effet, la civilisation occidentale, entraînant avec elle le reste du monde, est emportée par un nouveau démon où se mélangent en proportions diverses l’ultra et le néolibéralisme. Ce diagnostic, partagé, est cependant un peu trompeur : il porte à croire que la crise est d’abord économique et financière. De sorte que, pour la résoudre, on aurait avant tout besoin de la science des économistes. On aurait tort de le croire. Pour plusieurs raisons. La première est triviale : la science des économistes est au moins aussi versatile que celle du marc de café. La seconde est plus sérieuse : nous ne vivons pas seulement une crise économique et financière, mais aussi politique, écologique, morale, subjective, esthétique, intellectuelle… Ce sont les fondements sur lesquels repose notre civilisation qui sont atteints.
D’où vient donc cette courte vue qui pousse à croire que les remèdes à la crise sont économiques ? D’une illusion d’optique dont il serait temps de nous dépendre. Cette illusion émane des théories ultra et néolibérales elles-mêmes qui prennent l’économie marchande et financière pour référence unique. Du coup, ce sont les autres grandes économies humaines qui sont oubliées, avant d’être mises au pas : les économies politique, symbolique, sémiotique et psychique. Nous vivons en quelque sorte dans un nouveau totalitarisme sans le savoir, découlant de l’impérialisme théorique de l’économisme néo et ultralibéral faisant l’impasse sur tous les autres secteurs où les hommes échangent entre eux : qu’il s’agisse des règles pour gouverner la cité, des valeurs dont ils tirent des principes, des discours porteurs de signes à la recherche du sens, des intensités et des flux pulsionnels mis en jeu.
Dans la pensée libérale, en effet, la société des hommes, dans sa richesse et sa diversité, n’apparaît plus que comme une auxiliaire du marché. Comme l’a montré l’historien de l’économie Karl Polanyi dans son maître ouvrage écrit en 1944, La Grande Transformation (Gallimard, 1983), dans cette perspective, au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont déstructurées et restructurées afin d’être réencastrées de force dans le système économique. Bref, le marché oublie que les relations marchandes n’ont de sens qu’à s’intégrer dans des rapports plus vastes où les hommes échangent non seulement des produits manufacturés, mais aussi et surtout des formes symboliques, morales, juridiques, linguistiques, esthétiques, psychiques dont l’échange les constitue comme sujets.
La simple « économie économique » oublie que chacune de ces autres grandes économies humaines possède ses lois propres et qu’aucune n’est réductible à la loi de l’économie marchande, le gain, résultant de l’égoïsme des acteurs, en vue d’un accroissement infini des richesses censé profiter à tous. S’il est un symptôme révélant cette réduction de toutes les activités humaines au marché, c’est l’obsession contemporaine pour des indicateurs statistiques comme le PIB ou le PNB, même si quelques économistes, de préférence non occidentaux (comme Amartya Sen), luttent pour que d’autres indicateurs relatifs à ces autres grandes économies humaines soient pris en compte.
On commence à comprendre comment cette grande transformation a été mise en oeuvre. En effet, si ces économies sont différentes, elles n’en sont pas moins articulées entre elles. Autrement dit, si un changement survient dans l’une, il se produit des effets dans les autres. Ainsi, des changements dans l’économie marchande (la dérégulation en vue de maximiser le gain) entraînent des effets dans l’économie politique (l’obsolescence du gouvernement, le déni de son rôle interventionniste et l’apparition, à leur place, de la « gouvernance »). Ce qui, à son tour, provoque des mutations dans l’économie symbolique (la disparition de l’autorité du pacte républicain et l’apparition de « troupeaux » de consommateurs où chacun est attrapé par des objets manufacturés ou des services marchands qui lui promettent la satisfaction pulsionnelle).
De même, surgissent alors des transformations profondes dans l’économie sémiotique (la désuétude de la recherche de la vérité par le jeu de la pensée critique au profit de la recherche permanente de coups discursifs gagnants). Cette réaction en chaîne peut enfin produire des effets considérables dans une économie a priori à l’abri parce que bien enfouie en chacun, l’économie psychique.
C’est en effet le sujet moderne caractérisé, outre sa dimension critique (qui le rend apte, selon Kant, à penser par lui-même), par la dimension névrotique (résultant, selon Freud, de la culpabilité) qui disparaît. Il est remplacé par un autre sujet, naviguant dans une autre région psychique qu’on peut représenter par un triangle dont les trois pointes seraient constituées de l’instrumentalisation de l’autre caractéristique de la perversion, de la recherche effrénée de la satisfaction pulsionnelle jusqu’à l’addiction aux objets et de la dépression comme ultime refuge.
Le terme qui nous semble convenir pour décrire ce phénomène de propagation d’une économie à l’autre est celui de transduction, introduit par le philosophe Gilbert Simondon dans L’Individu et sa genèse physico-biologique (PUF, 1964). On parle de propagation transductive lorsque chaque région constituée sert à la région suivante de principe, de modèle et d’amorce, si bien qu’une modification peut s’étendre et qu’une mutation générale peut apparaître après s’être propagée de proche en proche.
Au terme de cette réaction en chaîne où les différents changements se renforcent l’un l’autre, ce que nous percevons, c’est le passage d’une culture à une autre, d’une cité à une autre… dont on s’aperçoit qu’à peine installée elle se trouve déjà en sérieuse crise. Ajoutons que ce sont non seulement les autres grandes économies humaines que l’économie ultra et néolibérale altère, mais aussi l’économie du vivant. Il existe en effet, comme Fukushima le montre, une contradiction majeure entre le fantasme de la richesse infinie et le réel caractérisé par la limite et la finitude des ressources offertes par la terre. La nature n’est-elle pas en train d’émettre d’inquiétants symptômes de dérèglement et d’épuisement ?
Pourtant, la civilisation occidentale dispose de ressources exceptionnelles. Sa spécificité, nous semble-t-il, c’est d’avoir su viser, au travers de nombreuses vicissitudes, la réalisation de l’individu. Il faut reprendre ce projet abandonné, car notre époque, contrairement à l’opinion courante, n’est pas à l’individualisme, mais à l’égoïsme. De sorte qu’on se trouve dans une troisième impasse historique en un siècle.
En effet, après l’impasse du fascisme qui a fait disparaître l’individu dans les foules fanatisées et après celle du communisme qui a interdit à l’individu de parler tout en le collectivisant, est venue celle de l’ultra et du néolibéralisme qui réduit l’individu à son fonctionnement pulsionnel en le gavant d’objets – n’est-ce pas un symptôme parfait de notre temps que l’économiste en chef de la plus grande institution monétaire internationale, Dominique Strauss-Kahn, ait fait preuve d’un sérieux dérèglement pulsionnel jusqu’au point de se faire prendre en flagrant délit ?
Il faut relancer le projet philosophique occidental, car l’individu n’a jamais encore véritablement existé, pas plus aujourd’hui qu’hier. Plusieurs fois déjà, la civilisation occidentale a su se sortir d’impasses historiques tragiques en se réinventant un avenir possible visant la pleine réalisation de l’individu.
Pensons à l' »esprit de Philadelphie » qui s’est imposé au sortir de la seconde guerre mondiale. Fondé sur le principe de dignité, cet esprit présidait alors à la reconstruction complète d’un monde mené à sa ruine en grande partie à cause du chaos de 1929 provoqué par l’ultralibéralisme d’avant-guerre, sur lequel le nazisme avait surgi. Il suffit de relire des textes aussi fondateurs que le programme du Conseil national de la Résistance adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944 sous le titre Les Jours heureux, la déclaration internationale des droits à vocation universelle de Philadelphie proclamée le 10 mai 1944, l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, pour sentir qu’un souffle nouveau était à l’oeuvre.
Plus loin de nous, il faut se souvenir que la civilisation occidentale a su se sortir de dogmes obscurs en inventant l’esprit de ce qu’on allait connaître ensuite sous le nom de Renaissance. Esprit de l’humanisme qui s’est mis à souffler à Florence à partir du cercle des néoplatoniciens réuni autour de Politien, de Landino, de Pic de La Mirandole et de Marcile Ficin, traducteur de Platon, dans la villa des Médicis où les Leonardo, Brunelleschi et Botticelli étaient invités. Ne pourrait-on mettre à profit la campagne présidentielle qui s’ouvre pour (re)commencer à penser à un avenir possible ?
Dany-Robert Dufour est professeur de philosophie de l’éducation à l’université Paris-VIII, ex-directeur de programme au Collège international de philosophie. Il a notamment publié une anthropologie critique du libéralisme en trois volumes (L’Art de réduire les têtes, Le Divin Marché, La Cité perverse, chez Denoël) et, récemment, L’individu qui vient… après le libéralisme (Denoël, 450 p., 22 euros).

Lire l’article sur le site du Monde.

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