Matthieu Lépine : « Les morts au travail constituent un fait social d’ampleur »

Stress Travail et Santé

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Depuis 2019, Matthieu Lépine recense quotidiennement les accidents du travail mortels sur un compte twitter dédié. De cette façon, cet enseignant en histoire-géographie cherche à mettre en lumière un phénomène peu visible, et pourtant d’importance, dont il souhaiterait que le monde du travail et la société se saisissent.

Travail & Sécurité. Pourquoi vous êtes-vous penché sur la question des accidents du travail ?

Matthieu Lépine. Le déclic est né des propos d’Emmanuel Macron en 2016, alors ministre de l’Économie, qui avait dit : « La vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier parce qu’il peut tout perdre, lui. Et il a moins de garanties. » Il faisait référence à l’aspect financier mais cette déclaration occultait la possibilité pour les salariés de perdre aussi beaucoup, et parfois même la vie, s’ils sont victimes d’accidents du travail. La polémique qui a suivi m’a incité à me documenter sur ces accidents. Je m’y étais surtout intéressé à travers des travaux plus historiques sur Jaurès, sur les mouvements populaires ouvriers. Et j’ai vite constaté qu’il était compliqué de connaître l’étendue du phénomène. Il n’existe pas de chiffres faisant état de la totalité des morts au travail sur une année en France. On a ceux de l’Assurance maladie, qui prennent en compte les salariés du secteur privé, ceux de la Dares qui y ajoutent le monde agricole, mais quid des indépendants, des travailleurs détachés, de ceux de la fonction publique… ça constitue pourtant un fait social d’ampleur.

Comment s’est structuré votre travail ?

M. L. Je travaille à partir de mots-clés sur les moteurs de recherche, qui me permettent d’identifier des articles de la presse quotidienne locale et régionale qui relatent ces accidents. Je reprends les informations diffusées par le média (nom, âge, métier, lieu, statut, circonstances de l’accident, nationalité parfois) que je compile dans un tableur. Au début, je recensais les accidents du travail mortels et graves. Compte tenu de l’ampleur de la tâche, je me concentre aujourd’hui uniquement sur les accidents mortels. J’ai fait mon premier recensement en novembre 2016, mais le recensement quotidien a commencé en janvier 2019. C’est intervenu après les morts successives de Michel Brahim, auto-entrepreneur de 68 ans qui avait fait une chute depuis le toit de la préfecture de Versailles, et de Franck Page, livreur Uber Eats de 19 ans, décédé après avoir été percuté par un camion à Pessac, près de Bordeaux. En l’espace de quinze jours ont disparu un homme qui travaillait parce que sa retraite était trop faible et un jeune qui voulait compléter sa bourse d’étudiant. Deux morts qui m’ont paru terriblement injustes…

L’un de vos objectifs est de rendre visibles ces accidents ?

M. L. Oui, j’ai repris la méthode du journaliste David Dufresne qui, à l’époque, recensait sur twitter les violences policières en interpellant la place Beauvau. J’ai créé un compte « Accident du travail : silence des ouvriers meurent », en interpellant Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail. Donner le nom, l’âge, parfois une photo de la victime, raconter son histoire, comme certaines familles l’ont souhaité, marque plus les esprits qu’une tournure impersonnelle se limitant à « un ouvrier est mort ». Quand le compte a commencé à être suivi, j’ai constaté que c’était une thématique sur laquelle les médias ne savaient pas qui interroger. Très vite, on m’a appelé en tant que spécialiste des accidents du travail, ce que je n’ai jamais été.

Que ressort-il de vos statistiques ?

M. L. Mon recensement n’est pas du tout exhaustif. Mais je peux vous dire que parmi les décès au travail que j’ai relevés depuis quatre ans, la plus jeune victime, Arthur Fréhaut, avait 14 ans. Il s’agit majoritairement d’ouvriers du BTP, souvent victimes de chutes de hauteur, et d’agriculteurs ou d’ouvriers agricoles. Le premier accident que j’ai recensé en novembre 2016 était un apprenti-bûcheron de 15 ans. J’ai recensé 32 décès de marins-pêcheurs, 12 de livreurs de plates-formes, il y a aussi beaucoup d’ouvriers dans l’industrie tués lors d’interventions sur des machines, des transporteurs routiers victimes de malaises…

Les plus de 50 ans sont sur représentés, et les moins de 25 ans aussi. Au-delà des morts au travail, il faut aussi regarder le nombre d’invalidités : selon la Dares, 40 000 personnes ont eu une invalidité permanente en 2019. Ce sont aussi presque 800 000 accidents du travail qui ont conduit à un arrêt de travail et/ou une invalidité. D’après l’Assurance maladie, il y a eu 1,2 million de déclarations d’accidents pour 19 millions de salariés du régime général. Même si tous n’ont pas de lourdes conséquences, ça commence à faire. D’autant qu’on estime qu’il y a près d’un accident sur deux qui n’est pas déclaré. C’est quand même fou d’avoir en France une commission chargée d’estimer tous les trois ans le coût de la sous-déclaration… Cela démontre qu’il est admis que les accidents du travail et les maladies professionnelles sont sous-déclarés.

Malgré ces événements quotidiens, comment expliquez-vous que les médias, et plus largement la société, ne s’intéressent pas plus aux accidents du travail mortels ?

M. L. C’est vrai que peu de gens savent qu’en France 700, 800, 900 personnes – sans doute plus – meurent chaque année au travail. Pour beaucoup, c’est la fatalité. « Des morts au travail, il y en aura toujours », « Ce sont les risques du métier » sont des phrases que l’on entend fréquemment. Tant que ça ne touche pas les grosses entreprises ou les gros chantiers comme le Grand Paris, ça n’intéresse pas vraiment les médias. Il y a aussi le fait qu’il s’agit le plus souvent d’ouvriers, dont on parle déjà peu en temps normal.

Lire la suite de l’entretien sur le site www.travail-et-securite.fr/

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