Christophe Desjours : « On est plus intelligent après le travail qu’avant »

05 mars 2017 | Emploi et Chômage

ENTRETIEN COMMENT VONT LES FRANÇAIS ? Le travail (4/7).

Chaque lundi pendant sept semaines, « La Croix » interroge des intellectuels sur les grandes questions qui traversent la société française. Cette semaine, le psychanalyste Christophe Dejours souligne l’attachement des Français au travail et l’urgence d’en faire à nouveau un lieu d’émancipation.

Les Français voient-ils encore le travail comme un lieu d’émancipation ?

Christophe Dejours : Globalement non. Certains parce que leurs expériences ou celles de leur entourage se résument à la domination, la soumission, la souffrance et l’aliénation. Ceux-ci travaillent pour gagner leur vie, et pour eux, le travail est une contrainte relevant de la discipline de la faim, rien de plus.
D’autres, qui font durablement l’expérience du chômage, ne croient tout simplement pas pouvoir accéder au travail. Dans certaines familles, ce sont trois générations qui vivent ainsi le manque d’emploi.
Enfin, les plus qualifiés sont aujourd’hui confrontés à une réelle dégradation des conditions de travail. En cause, la gouvernance par les nombres, la pression des chiffres et du temps, qui obligent à dégrader la qualité du travail et à accumuler les retards.
De l’infirmière au professeur de médecine, du greffier au magistrat, dans les centres d’appels comme dans les services de police, le travail qui autrefois tenait cette promesse d’émancipation fait vivre l’expérience opposée : se confronter à une image de soi très dégradée, se retrouver en position d’être mal jugé voire sanctionné.
Le travail devient une source de souffrance éthique, liée au concours apporté à des actes que l’on réprouve moralement.

À l’inverse, le travail n’est-il plus associé qu’à la désespérance ?

C. D. : Une part importante de la population désespère en effet du travail. Et cela dure depuis des années, depuis le tournant gestionnaire opéré à la fin du XXe siècle. Nous sommes dans une période de régression, comme en témoigne l’affaiblissement des contre-pouvoirs que représentaient les inspecteurs et les médecins du travail.
Ajoutons que les bénéficiaires de ce système défendent le pouvoir qu’ils détiennent. Et qu’il existe une véritable crise de la pensée du travail comme émancipation, abandonnée par les intellectuels et peu portée par les mouvements ouvriers.
Cependant existe encore la mémoire de l’ascenseur social individuel que l’on a connu de la IIIe jusqu’au début de la Ve République, de la civilisation du travail qui au lendemain de la guerre y a vu le lieu de formation d’une certaine manière de vivre ensemble, notamment par l’expérience de la coopération.
La nostalgie de cette époque demeure, tout comme l’attachement au travail. En réalité, les Français sentent que le travail ne peut jamais être neutre : soit il entraîne la soumission, la servitude et des formes pathologiques de l’aliénation, soit il génère le meilleur, l’accomplissement de soi et la culture de la démocratie.

En quoi consiste l’accomplissement dans le travail ?

C. D. : Dans le travail, l’individu ne se confronte pas seulement à une tâche, il se met à l’épreuve de lui-même, ce qui exige une mobilisation bien au-delà du temps passé au bureau. S’il y consent, c’est dans l’espoir de surmonter ces difficultés et d’acquérir des habiletés nouvelles.
D’une certaine manière, on est plus intelligent après le travail qu’avant. Lorsqu’on découvre une solution, on éprouve un plaisir lié à l’accroissement de soi-même. Et cette expérience ne concerne pas seulement les activités intellectuelles mais tous les métiers, y compris ceux qui fleurissent aujourd’hui, de l’imagerie médicale au développement durable.
Un métier cependant ne s’exerce pas tout seul. Le travail, y compris celui de l’artiste, suppose toute une série de relations où la coopération s’invente. La convergence des intelligences n’est pas donnée comme un cadeau de la nature, elle se construit dans un espace de délibération où l’on confronte les différentes manières de travailler, où chaque équipe forge des règles qui visent l’efficacité mais aussi le vivre-ensemble.
Ce que l’on acquiert dans cette construction, c’est l’estime réciproque, nécessaire à la bonne marche de l’entreprise comme de la société. La coopération dans le travail est aussi une conjuration de la violence. Et lorsque l’on en fait l’expérience, on n’a pas du tout envie de lâcher le travail.

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