Dominique Méda : "La crise du Covid-19 nous oblige à réévaluer l'utilité sociale des métiers"

Emploi et Chômage, Evènements

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À l’avant, une armée de soignants se battant contre le coronavirus, les mêmes qui depuis des semaines hurlaient à l’appauvrissement de l’hôpital public. À l’arrière, des millions de confinés, forcés d’interroger l’utilité d’un quotidien temporairement empêché.

Cette guerre sanitaire sans précédent affiche l’absurdité d’une hiérarchie sociale des métiers à repenser, estime Dominique Méda. Travailler, mais pour construire quelle société ? Celle qui saura faire face aux multiples fronts, pandémique aujourd’hui, climatique demain ? Des mesures de rupture ont été promises une fois la sécurité sanitaire retrouvée. « Chiche », répond la sociologue du travail.

Pour l’Eco. La crise sanitaire du Covid-19 semble redonner un statut à certaines professions essentielles à notre vie de démocratie et de société : personnels soignants, agriculteurs… La pandémie peut-elle conduire à réinterroger la valeur travail ?

Dominique Méda. Cette crise va nous donner l’occasion d’une double réflexion : sur le rôle social du travail, d’une part, et sur l’importance relative accordée aux différents métiers, d’autre part. Concernant le travail, le confinement va confirmer, comme l’ont fait de nombreux sociologues (1), le caractère très structurant de son rôle dans notre vie.

Le travail, même à distance, va peut-être détourner notre esprit de ce moment angoissant. Peut-être va-t-on également prendre conscience de l’inutilité d’un certain nombre de réunions et de dispositifs, ou encore, comprendre, grâce au télétravail, que les salariés ont de nombreuses ressources. Bref, nous allons apprendre énormément de choses sur la place du travail dans nos vies.

Mais il s’agit aussi d’un moment opportun pour prendre en considération l’importance sociale des différents métiers. Dans son ouvrage Bullshit Jobs, l’anthropologue américain David Graeber (voir son portrait ici) explique que pour savoir si un métier est essentiel ou si c’est un « boulot à la con », il faut imaginer les conséquences sociétales de sa disparition. Par ce prisme et à l’heure d’une crise sanitaire mondiale, l’enseignement est clair : aujourd’hui, les métiers essentiels sont ceux qui nous permettent de continuer à vivre : tous les personnels de santé, du médecin à l’aide-soignante, mais aussi tous les métiers dits du « care ».

Des bataillons d’aides-soignantes et d’aides à domicile – en très grande majorité des femmes – assument des tâches cruciales pour la solidarité entre les générations. Ils assurent la toilette, les repas, l’aide aux gestes essentiels de nos seniors dépendants. Faute de reconnaissance et de rémunération suffisantes, de moins en moins de personnes effectuent ces activités difficiles. Mais on peut aussi penser aux éboueurs, aux personnels des commerces alimentaires…

Soudainement, les titulaires des métiers les mieux payés nous apparaissent bien inutiles et leur rémunération exorbitante.

L’un des premiers enseignements de la crise sanitaire, en somme, c’est qu’il est urgent de réétudier la « hiérarchie » sociale des métiers, en accord avec nos valeurs et relativement à leur utilité réelle.

Des millions de Français seront en chômage partiel. Est-ce déstabilisant pour les salariés ? Ce temps libre sera-t-il un moment de réflexion pour chacun ? 

Au-delà des incertitudes sanitaires et économiques qui nous inquiètent tous, je pense que chaque citoyen sera amené à se questionner. Lors de la période de confinement, certains se sentiront sans doute inutiles pendant que d’autres, encore en activité, sauveront des vies, agissant directement pour la collectivité. De cette introspection peut naître un désir de transformation fort.

Le confinement peut aider à se rendre compte du caractère précieux des choses, de l’importance de certains biens ou services, notamment des services publics trop souvent vilipendés et méprisés, et de la nécessité de vivre autrement.

Mais pas d’angélisme?: la potentielle prise de conscience citoyenne, qui conduirait à interroger le sens de son travail mais aussi le modèle économique dans lequel on vit, pourrait bien se fracasser sur le système en vigueur. Les « règles » du jeu, notamment le pacte budgétaire européen, limitent pour le moment les possibilités de changement radical. Le risque, c’est une confrontation entre une volonté citoyenne de changement et un pouvoir incapable de répondre aux nouvelles aspirations.

Cette crise sanitaire intervient dans un contexte où le personnel hospitalier était en grève depuis plusieurs mois afin d’obtenir plus de moyens. Comment en sommes-nous arrivés-là??

Cette crise met en pleine lumière la légitimité des revendications des soignants de voir leur rémunération augmentée. L’état de santé du secteur public hospitalier est une démonstration éclatante de ce qui ne fonctionne pas. Les soignants dénoncent un manque d’investissement chronique alors qu’en même temps, l’activité augmente drastiquement. C’est le résultat de plusieurs réformes visant à rendre l’hôpital soi-disant plus « efficient », réformes dont on voit aujourd’hui les limites.

Pour comprendre la situation actuelle, il faut se rappeler l’offensive des idées libérales contre le modèle d’État providence à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Les économistes de la Société du Mont-Pèlerin, autour des penseurs autrichiens Friedrich Hayek (voir son portrait ici) et Ludwig von Mises (voir sa fiche là) considéraient l’intervention de l’État comme un frein à l’activité économique.

Le consensus de Washington, corpus des mesures libérales mises en œuvre sous la présidence américaine de Reagan (1981-1989), a acté politiquement cette doctrine économique. Elle est marquée par l’ouverture des marchés, la privatisation, la déréglementation et la discipline budgétaire. Même si la France a mieux résisté que d’autres pays à cette vague « néolibérale », nos services publics – et en premier lieu l’hôpital – en payent tout de même le prix.

La crise du Coronavirus est un coup de semonce qui prouve que nous n’avons pas pris les bonnes décisions depuis des décennies. Nous le voyons bien aujourd’hui?: nos économies interdépendantes sont à l’arrêt. Le président Macron l’a lui-même reconnu dans son allocution, jeudi dernier. Il faut des « ruptures » a-t-il dit. Je lui réponds « chiche?! ».

Le temps presse?: la crise est aujourd’hui sanitaire, mais elle sera demain climatique. Nous devons absolument nous donner les moyens de faire face aux prochaines crises et se donner les moyens pour bifurquer vers une société plus résiliente.

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