Faut-il différencier le harcèlement sexuel et le harcèlement moral ? Oui et non.
Si le harcèlement sexuel renvoie plutôt aux libertés dans l’espace public et le harcèlement moral plus spécifiquement à la sphère du travail, où une certaine sujétion est de mise, ils portent tous deux gravement atteinte à l’intégrité morale et physique des personnes, comme le montre l’exemple de l’hôpital.
Par Ivan Sainsaulieu, professeur de sociologie du travail à l’université (Lille, Clersé), a publié plusieurs ouvrages sur les relations de travail à l’hôpital.
Dans la presse, la nouvelle ministre de la santé, Agnès Buzyn, et le patron de l’AP-HP, Martin Hirsh, ont pris position récemment contre le harcèlement sexuel. Bien leur a pris. Dans le même temps, ils défendent une politique de restriction des dépenses à l’hôpital.
Côté face, la ministre a été engagée aux côtés des patients et pour la recherche, elle a même fait l’expérience du harcèlement sexuel. Elle promet de faire passer au second plan les préoccupations gestionnaires et de promouvoir de grandes causes sanitaires, comme la lutte contre le tabagisme, la taxation des boissons sucrées, une redistribution plus juste de l’aide familiale, la lutte contre la misogynie. Côté pile, elle a présenté les liens des experts avec l’industrie comme un gage de compétence (cf. Médiapart, le 7 mars 2016) et elle reprend à son compte la chasse au gaspis : selon elle, rien moins que « 30% des dépenses de l’Assurance Maladie ne sont pas pertinentes » (interview dans le Journal du dimanche du 22 octobre 2017). Ses qualités personnelles viennent donc ici re-légitimer un discours fort ancien contre « le trou » de la Sécurité Sociale : « mutualiser les dépenses », fermer des lits « qui ne servent à rien », privilégier « l’excellence et la haute technicité », contrôler les fraudeurs et les absences des personnels soignants, développer la chirurgie ambulatoire (ibidem)… Disons-le, ce côté-ci a l’air plus affirmé et les mesures de gauche plus timides, en phase en cela avec la politique du gouvernement. Dans le même temps, faisant écho au côté enchanté, Martin Hirsh dénonce le harcèlement sexuel à l’hôpital (Le Monde, 28 octobre 2017). Mais le patron de l’AP-HP est aussi en phase avec le côté sombre : suite au plan d’économies du ministre précédent en 2015, il a contraint les établissements de l’AP-HP à faire 3% d’économie sur leur dépense par an. Avec comme résultats plus d’horaires décalés, des temps de repos plus courts, deux jours de repos en moins… et plus de grèves en 2017.
Contrairement à ce qu’on lit parfois, le personnel hospitalier ne se féminise pas : ce sont les médecins qui se « féminisent », depuis un moment déjà. La grande majorité des soignants n’est pas médecin (environ 500 000 infirmiers et 250 000 aides soignantes) mais bien soignante, au contraire de la minorité salariée non soignante, plutôt masculine. Tandis que les chercheurs en sciences sociales essayent de penser ensemble dominations de classe, de couleur de peau, de genre, d’orientation sexuelle, voire écologique, les nouveaux chevaliers de la cause des femmes auraient tort de séparer leur idéal de la cause, moins noble certes en apparence, des conditions de travail.
Quel mal y a-t-il à épouser la cause des femmes ? Aucun, certes… sauf à la dévoyer. Si les discours progressistes sont sans lendemain, on écœure le public et l’on nourrit par contrecoup des politiques réactionnaires – qui ne sont plus vraiment une simple hypothèse d’école, ni en France, ni en Europe, ni ailleurs. Depuis un moment, la gauche au pouvoir déploie des causes en trompe l’œil et laisse agir la main droite de l’Etat, démobilisant son électorat. A l’hôpital, le terreau est fertile pour le déploiement d’un double discours. La communication est à l’œuvre, surfant sur l’image populaire de l’hôpital dans des opérations grand public, vantant la qualité de soins et déclarant « redonner du sens au travail » en interne, voire cherchant à amadouer les syndicats par une attitude friendly. Mais dans le même temps, un discours répressif se déploie, on criminalise les esprits critiques, on intimide les protestataires, et surtout, au quotidien, se déploie un management véritablement toxique de culpabilisation des personnels, via des cadres trop soucieux d’être bien vus de leur hiérarchie. Il faut comprimer les dépenses, fermer des lits et des établissements, faire travailler les autres à flux tendu, en sous effectifs, via des dispositifs comptables comme la tarification des actes, des objectifs chiffrés comme la diminution de la durée de séjour des malades. Du coup, la charge de travail devient trop lourde, les salaires restent bloqués, la pression est maximale contre des personnels trompés ou découragés d’avoir à faire face à un management organisé, en plus de la maladie, de la souffrance des malades, des familles et des collègues. Les dirigeants de l’hôpital sont bien placés pour savoir que l’organisation du travail est la mère des batailles. Mais ils ne peuvent pas le dire sans la changer, ni la changer sans risquer leur place.
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