"Rêver sous le capitalisme" : comment le travail empoisonne nos nuits

Stress Travail et Santé

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La documentariste Sophie Bruneau éclaire la souffrance au travail d’une nouvelle lumière : celle des rêves. Percutant.

Peut-être avez-vous déjà rêvé que vous assassiniez vos collègues à coups de pelle, ou que vous reviviez, minute par minute, votre journée au bureau, angoisse en sus. Vous en avez alors fait l’expérience : les rêves sont perméables au monde social, qui vous travaille jusqu’au creux de vos draps.
Ce sont ces rêves de souffrance au travail, étonnante matière, que la réalisatrice et anthropologue Sophie Bruneau a choisi d’utiliser pour fabriquer « Rêver sous le capitalisme », un documentaire en salles ce 12 décembre. « Travailler sur les fictions de la conscience, pour moi qui suis cinéaste du réel, c’était quelque chose », s’amuse Sophie Bruneau, consciente du paradoxe.
Douze rêveurs et rêveuses lui ont raconté leur cinéma intérieur et joué le jeu de l’interprétation des songes. Cadences intenables, peur de la précarisation, enfermement, humiliations… Ajoutés les uns aux autres comme des perles à un collier, ces récits poétiques et politiques dessinent l’écho nocturne d’un « capitalisme mortifère ». Entretien.

Le titre de votre documentaire, « Rêver sous le capitalisme », fait référence à l’ouvrage de Charlotte Beradt, « Rêver sous le 3e Reich« . Entre 1933 et 1939, elle a collecté 300 rêves d’Allemands. En quoi sa démarche vous a-t-elle inspirée ?

Charlotte Beradt a procédé à sa collecte avec en tête cette idée lumineuse que l’on rêve différemment selon les régimes politiques, réhabilitant ainsi le rêve comme un matériau anthropologique. Avec ma formation d’anthropologue, j’avais jusque-là relégué le rêve dans le champ de la psychologie. Je pensais que l’inconscient ne pouvait pas être social. C’est ce que décrit le sociologue Bernard Lahire dans « l’Interprétation sociologique des rêves » : pour beaucoup de sociologues, l’homme qui dort est un homme mort. Mais puisque le rêve peut raconter le jour et en révéler le sens, je me suis demandé ce qu’un travail similaire à celui de Charlotte Beradt donnerait aujourd’hui, sous un système capitaliste néolibéral.

Comment s’est déroulée votre propre collecte ?

Mes intentions étaient précises : je cherchais des rêves mettant en lumière une souffrance liée au travail. J’ai d’abord réuni un petit groupe de médecins travaillant dans des centres de santé en Belgique, qui m’ont rapporté quelques rêves. Cela m’a permis de confirmer mon hypothèse. La récolte des rêves a ensuite duré trois ans, durant lesquels j’ai fonctionné comme une orpailleuse avec pioche et tamis pour récupérer ce matériau si particulier. J’ai eu besoin de la coopération de ceux que j’ai appelés les passeurs et passeuses de rêves : des syndicalistes, des médecins, des psychologues ou des réseaux d’aide aux salariés en burn-out.
J’ai dû convaincre ces professionnels, puis gagner la confiance des rêveurs. Il me fallait une complémentarité et une diversité des profils – des hommes, des femmes, différents secteurs professionnels et différents âges – pour que les pratiques qu’ils décrivent apparaissent comme généralisées. On recherchait également des rêves significatifs, et des rêveurs qui avaient une capacité à les raconter. J’ai finalement gardé 12 récits de rêves. Chaque rêve met une couleur en évidence, puis le montage a accentué les récurrences. Ce sont elles qui tissent le hors champ et se mettent à raconter le monde du travail et ce qui s’y déroule.

Ces 12 rêves relèvent plutôt du cauchemar. De quelles réalités sont-ils les échos ?

Plusieurs figures se dégagent de ces récits : fantômes, morts-vivants, pratiques cannibales, suicide au travail, patrons tués… Le capitalisme apparaît comme mortifère. Tous les rêveurs et rêveuses ont entre 40 et 60 ans : ils ont connu autre chose et peuvent raconter comment leurs valeurs, leur éthique professionnelle ont été mises à mal. Ils racontent aussi la perte de sens qu’ils ressentent, ainsi que la destruction de l’approche qualitative de leur activité et des rapports sociaux dans leurs entreprises ou leurs administrations. Un des rêveurs explique par exemple que lorsqu’un collègue part après 40 ans dans l’entreprise, on ne fait plus de rituel pour son départ car on ne sait plus trop à quoi ça sert. Cela raconte une ambiance…
La peur aussi est récurrente, de jour comme de nuit. C’est ce dont parle cet autre rêveur, délégué syndical. La peur qui l’a rongé durant 15 ans a quasiment modelé son visage. Et il a toujours peur aujourd’hui, alors qu’il n’est plus au travail depuis des années. La première rêveuse que j’ai filmée est la médecin généraliste de Charleroi que l’on voit à la fin du film, qui rêve qu’elle se fait manger le cerveau par ses patients. Le rêve de cette femme, qui voit la misère du monde défiler dans sa salle de consultation, raconte la souffrance de ceux qui s’occupent de la souffrance. Cette séquence agit comme une métaphore du film : le capitalisme nous cannibalise.

Vous exploriez déjà le thème de la souffrance au travail dans un autre documentaire, « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » (2005, co-réalisation). Qu’apporte le rêve à la compréhension de cette thématique ?

Pour « Ils ne mouraient pas tous », j’avais cherché à passer par les corps et les voix pour raconter le lien entre les souffrances individuelles et nouvelles formes d’organisation du travail. Comment montrer la souffrance ? Elle est invisible sur les lieux mêmes du travail. J’étais donc allée chercher ailleurs (dans les salles de consultation d’hôpitaux où des professionnels de la santé reçoivent des travailleurs en souffrance, NDLR).
S’il s’agissait à l’époque d’initier le débat public, l’enjeu était aujourd’hui de continuer de l’alimenter. La question du travail reste centrale, et elle évolue. Ce n’est pas seulement l’originalité du matériau rêve qui m’a séduite, car l’originalité ne dure jamais bien longtemps… C’est davantage sa singularité. Le rêve raconte, par sa nature même, l’absence de séparation entre la vie professionnelle et la vie privée. On ramène ce qui se passe au travail chez soi, mais aussi à l’intérieur de soi, de telle sorte qu’il n’y a plus ni répit ni repli, même la nuit. Charlotte Beradt écrit aussi que les rêves ont la force des masques de carnaval : dans leur pouvoir d’exagération, de déformation, leur aspect poétique, ils nous donnent à voir et aident à remettre en route la machine à penser. Ainsi le rêve parvient à nous révéler à nous-mêmes et à nous faire voir ce que nous n’arrivons pas à regarder ou à comprendre.
Il n’y a rien de plus intime qu’un rêve. Ils parviennent pourtant à être partagés car il s’agit de rêves manifestes, dans lesquels le lien entre le songe et le contexte qui l’engendre est clair. Ce qui m’importe, c’est que le spectateur puisse s’identifier à ce qu’il entend et voit et puisse s’interroger à son tour sur la façon dont le capitalisme travaille sa subjectivité.

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