Les non-lieux prononcés dans les affaires du chlordécone et de l’amiante révèlent les déficiences de la répression en France des crimes industriels, en dépit de leurs graves conséquences pour les vies humaines et l’environnement. Une situation qu’il devient urgent de corriger.
Par François Lafforgue et Jean-Paul Teisonnière, avocats, pour le site Santé & Travail, janvier 2023
Le ministre chargé des Outre-mer a lui-même parlé d’une « humiliation ». Aux Antilles, profondément meurtries par l’affaire du chlordécone, le non-lieu prononcé le 2 janvier par les magistrats du pôle judiciaire de santé publique, au terme d’une instruction de seize années, a semé l’incompréhension et la colère. C’est que cet insecticide, utilisé massivement dans les bananeraies, a provoqué des dégâts considérables en Martinique et en Guadeloupe, sur les habitants ainsi que sur la faune et la flore. Cancers et pollution des sols et des cours d’eau sont le résultat catastrophique d’un « scandale sanitaire », selon l’expression utilisée par les juges d’instruction eux-mêmes. Pourtant, à les suivre, les responsables échapperaient à la justice. Ils n’auraient aucun compte à lui rendre ; ils ne seraient pas jugés.
Chlordécone, amiante, même constat
Le même scénario est à l’œuvre pour une autre catastrophe sanitaire et un autre scandale. Dans l’affaire emblématique de l’amiante, les magistrats du pôle judiciaire de santé publique ont pris un chemin identique, en prononçant une série de non-lieux sur l’ensemble des plaintes concernant ce matériau cancérogène, qui aura provoqué la mort de 100 000 personnes rien qu’en France et couté des dizaines de milliards d’euros à la collectivité. En toute impunité, après plus d’un quart de siècle d’instruction. Avec, là aussi, de l’incompréhension et de la colère chez les victimes et leurs familles.
Certes, dans ces deux dossiers, un appel, voire un pourvoi en cassation ont été formés, mais le mal est fait. Comment des affaires aussi graves peuvent-elles échapper à un procès, alors que des fautes incontestables ont été commises, que ces drames auraient pu être évités si les lanceurs d’alerte avaient été écoutés, si les mesures de prévention avaient été prises comme le commandaient des connaissances scientifiques disponibles depuis longtemps ? La justice refuserait-elle de voir que ces cataclysmes n’ont pas été empêchés, principalement pour des raisons lucratives, sous la pression des fabricants de produits à base d’amiante et de chlordécone ?
Les réponses à ces questions tiennent notamment aux lacunes de notre droit pénal. Dès lors que les actes à l’origine de ces catastrophes sont catégorisés comme des « délits non intentionnels », l’affaire est mal engagée sur le plan judiciaire. Car cette catégorie regroupe principalement les délits d’imprudence, ceux sur la base desquels la justice poursuit, par exemple, un chauffard à l’origine d’un accident de la route mortel, parce qu’il n’a pas su maîtriser son véhicule. Pourtant, les entorses à la loi commises dans ce type de drame n’ont rien en commun avec celles présentes dans les affaires de l’amiante et du chlordécone.
Des crimes organisationnels
En premier lieu, les crimes industriels, dont on parle ici, sont des crimes d’organisation. En tant que tels, ils impliquent une responsabilité au plus haut niveau. Ce sont aussi des crimes lucratifs, relevant de choix délibérés de directions de grands groupes industriels, souvent avec la complaisance ou, à tout le moins, la passivité des pouvoirs publics et des autorités sanitaires. A mille lieux des infractions de négligence, qui demeurent des délits de circonstances.
La deuxième spécificité des crimes industriels a trait au caractère massif des dommages, en particulier des atteintes à la vie, à la santé ou à l’environnement qui en sont la conséquence. L’amiante provoquera des milliers de morts encore trente ou quarante ans après son interdiction ; la pollution par le chlordécone des sols, des nappes phréatiques et des cours d’eau aux Antilles durera probablement plusieurs siècles. On pourrait dire que l’industrie produit des victimes comme elle produit des marchandises, en série, en masse et sur le même modèle.
Enfin, troisième spécificité, notre droit pénal ne prend pas sérieusement en considération la notion de conscience des risques que l’auteur fait courir à la population. Contrairement au droit italien qui, lui, établit une gradation entre les formes les moins graves de « dol »1 – comme le « dol éventuel », dans lequel l’auteur ne croit pas lui-même sérieusement au risque – et ses formes les plus graves, telles le « dol direct », dans lesquelles l’auteur sait pertinemment que les conséquences de ses actes entraîneront de façon quasi certaine des dégâts considérables mais persiste dans son attitude irresponsable.
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