Fatima, César du meilleur film, ou le triomphe des travailleurs invisibles

05 mars 2016 | Emploi et Chômage, Evènements

Le travail répétitif, sous cadence use les corps : Les muscles, les tendons, les articulations. Ces pathologies sont regroupés sous un sigle qui est une création hybride à la croisée de l’ergonomie, de la médecine du travail et de la biomécanique : TMS ou Trouble musculosquelettique…

Dans le réseau de consultations Souffrance et Travail créé depuis 1995, la consultation du CASH de Nanterre était la seule à traiter toutes les pathologies, organiques et psychiques. Elle est fermée depuis 2010. Avec Johnny Adeline, anesthésiste réanimateur et médecin de la douleur, Colette CAPET, infirmière de la douleur, nous pouvions inventer, innover, moduler des protocoles thérapeutiques sur mesure pour chacun de nos patients.

Parce que soigner est un travail de longue haleine, nous avions su développer les compétences nécessaires : totale disponibilité, inventivité dans les réponses, ténacité endurante devant l’échec. Et nous avions hérité, du travail avec le Docteur François BOUREAU, pionnier français dans le traitement de la douleur, l’utilisation thérapeutique de la paperasse administrative pour constituer des statuts sociaux à nos patients, le besoin de contact avec tous les acteurs de soin, le médecin du travail, le médecin traitant, le médecin conseil.

Elayoubi-livreMais surtout, dans les corps abîmés de nos patients, nous cherchions leur génie individuel. Dans le travail artistique, artisanal, ou de conception et de décision, le geste est riche et mobilise le corps au service du sens.

Dans leur travail, les travailleurs invisibles sont soumis à des cadences, à des gestes répétitifs, vidés de sens. Ils y sont considérés comme un instrument et utilisé pour leur force motrice. Ce type d’organisation se résume dans l’impossible investissement du travail et dans les injonctions faites au travailleur de n’être RIEN. L’absence de signification, l’inutilité des gestes à accomplir façonnent une image de soi terne, enlaidie, misérable. Là, le geste est pauvre.

En janvier 2000, le service de pathologies professionnelles de Garches nous adresse Fatima. La première phrase de la lettre d’accompagnement clôt son destin: « la patiente est d’origine marocaine, illettrée ». Effectivement femme de ménage pour 5 employeurs différents (école maternelle, cages d’escalier dans deux groupes d’immeuble différents, ménage chez deux particuliers), Fatima est soumise à de nombreux déplacements entre des sites professionnels espacés.

Elle a fait une chute dans un escalier et se plaint depuis de douleurs multiples. Au bout d’un an, sans diagnostic étayé, le médecin-conseil a déjà consolidé l’A.T. [Arrêt de Travail] et suspendu le versement des indemnités journalières. Début de la précarité.

Pour comprendre l’impact de la chute dans les escaliers, il faut mesurer l’état d’épuisement auquel est arrivée cette patiente en cumulant des emplois de femmes de ménage sur 5 lieux différents depuis plusieurs années. Les trajets, la fatigue des transports, une tâche dure et déqualifiée ont fait leur travail de sape aboutissant à un tableau de troubles musculo-squelettiques de plus en plus invalidant. Fatima signale des douleurs préexistantes à l’accident mais dont elle ne tenait pas compte, engagée dans du « tenir », soucieuse de maintenir son autonomie financière, d’élever seule deux filles.

Cependant, loin d’être illettrée, Fatima a terminé ses études primaires au Maroc et en dépit de résultats prometteurs, ne s’est arrêtée que parce que seuls les fils faisaient des études dans sa famille. Elle écrit un arabe ancien de bon niveau.

Nous savons que prescrire des antalgiques et démarrer une psychothérapie avec un patient dans la précarité est illusoire. La stabilisation de la situation sociale est plus efficace que la prescription d‘anti-dépresseur et l’analyse de la névrose infantile. Les contacts répétés avec le médecin-conseil débouchent sur son accord pour une invalidité qui va la stabiliser financièrement.

Fatima, au repos physique et mental, recommence à penser pour son propre compte. Et parle de son travail. La prise en charge de la saleté, les tâches simples, répétitives, monotones nécessitent minutie, patience et rapidité mais aussi un sens éthique de la nécessaire prise en charge du réel : « Il faut bien le faire » répète Fatima, « Je tiens la maison de la femme qui travaille. Grâce à moi, elle travaille la tête libre ».

Fatima raconte l’invisibilité de ses savoir-faire. Son Verbe est écouté, reconnu, encouragé. Un jour, bouleversée, elle arrive à sa séance et m’annonce : « La nuit, je me relève et j’écris. Les mots me viennent sans que je puisse rien y faire. C’est une douleur et une jouissance. Je voudrais vous dire ce que j’ai écrit en arabe. »

Le travail du verbe va permettre la reconstruction identitaire. Feuilles après feuille, elle écrit « le livre de Fatima ». Le livre de la petite fille dont l’accès au savoir a été interrompu, dont le corps et la psyché ont été encastrés dans des comportements féminins prédestinés, le livre de l’immigrée qui nettoie la maison des femmes qui travaillent, dans un double effacement, celui de ses compétences, celui de ses origines.

« Je suis comme un livre. Toutes les femmes sont des livres dont le titre est le mari. Prenez le temps d’ouvrir les livres.»

« La société parle de tout, de bien des détails. Elle a découvert les secrets de la terre. Elle est descendue au fond des océans, y a trouvé des richesses. Elle est même allée chercher des pierres de la lune. Mais elle ne valorise pas le trésor qui l’entoure. Elle ne s’intéresse pas à ceux qui gardent son petit paradis, dépoussièrent son bureau ou ses boulevards, qui cuisent son pain. »

« Toutes les femmes immigrées pour moi sont des arbres déplantés, transplantés d’une terre à l’autre. Beaucoup se fanent. Mais s’ils trouvent l’attention responsable, quelqu’un qui ramasse la terre autour des racines, alors je vous le jure, l’arbre va donner des fruits comme tous les arbres. Les arbres ne parlent pas comme les femmes immigrées. »

« J’ai trouvé enfin ce qui c’était perdu en moi. Avec ces deux médecins qui m’ont cherché. Le torchon dans une main et le crayon dans l’autre. »

C’est Nicolas SANDRET, médecin inspecteur du travail, qui a ouvert une troisième consultation Souffrance et Travail au CHIC de Créteil qui fait photocopier une dizaine d’exemplaires de son livre, car à Nanterre, les photocopies sont limitées. Armée de ses manuscrits dans des sacs plastiques, Fatima part au Salon du Livre et de stand en stand, les donne à lire. C’est Moufdi BACHARI qui, en lisant quelques pages, mesure la puissance poétique de cette femme et qui publie son livre « Prière à la Lune », en 2006.

Zoé Varier lui consacre une émission sur France inter, ouvre même une souscription pour financer ses études qu’elle reprend pour perfectionner son français, à l’Université Paris X Nanterre, en DAEU en septembre 2007. Véronique Maurus lui consacre un magnifique portrait dans le Monde « héroïne du ménage ».

Fatima publie « enfin je peux marcher seule » en 2011.Fatima ELAYOUBI ne craint plus rien ni personne. Fatima dit qu’elle est arrivée en France illettrée et qu’elle a enfin trouvé la Lettre. Elle va placer la lettre française à côté de la lettre arabe et pourra ainsi bientôt écrire directement en français.

Puis c’est la rencontre avec Pyramide et Philippe Faucon.

Si dans un premier temps, le travail peut perdre les patients, quand il est exécuté dans le silence mental, sans reconnaissance, c’est bien le travail qui les sauve.

Le travail thérapeutique d’abord, sur leur psyché et leur corps. Puis le travail personnel, pour Fatima, le travail de l’écriture.

Puis la chaîne de ceux qui ont travaillé sur son talent de poétesse.

S’il faut tout un village pour élever un enfant, il faut tout un territoire pour sauver un être humain qui bascule hors du monde du travail.

Encore une fois, c’est sur le territoire, loin des décisions chiffrées sur le travail, que s’agitent les petits, les sans grades, les invisibles, les peu payés, les mal considérés ceux qui nettoient la poussière, ramassent les ordures, fabriquent le béton, refont les pansements, rattrapent les douloureux, les égarés, ceux qui sont au bord de tomber hors du monde.

C’est sur le territoire que se trouvent les forces vives qui tissent le solide maillage du vivre ensemble.

Que l’académie des César ait décidé de consacrer les travailleurs invisibles, ceux qui dans l’ombre font tenir notre monde au quotidien, envoie un message bien plus intéressant que la réforme du Code du travail.

Marie PEZÉ

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