Au procès des ex-dirigeants de France Télécom pour harcèlement moral, le tribunal s’est penché sur le dernier suicide retenu par les juges d’instruction. L’un des plus violents, et aussi des plus emblématiques.
Noémie Louvradoux s’approche à la barre, des feuilles à la main. Jean noir, cheveux décolorés teints en rose, elle est la fille aînée de Rémi Louvradoux, qui s’est immolé par le feu le 26 avril 2011, devant un bâtiment de France Télécom, en Gironde. Ses deux frères, sa petite sœur, sa mère, sont assis au premier rang du public, serrés les uns contre les autres. « Quand je dirai ‘je’, c’est ‘nous’ qu’il faut entendre » commence-t-elle la voix tremblante, avant d’asséner : « Ils ont assassiné mon père. Ils nous ont volé notre vie. »
Le suicide de Rémi Louvradoux à 56 ans est une véritable déflagration pour sa famille. « On voyait bien que ça n’allait pas, qu’il était miné par son travail. Mon père était quelqu’un de profondément gentil, sociable, ouvert. » Entré comme agent de ligne en 1979, il avait gravi les échelons internes, pour s’occuper de la prévention des risques au travail. Mais en 2006, son poste est supprimé, pour cause de fusion de deux directions. Suivent des années d’errance, de mutations forcées, de missions sans contenu, de candidatures externes refusées sans explication.
« Réduire le confort des postes non prioritaires »
Des documents font état de la politique alors menée pour faire baisser les effectifs dans la direction Sud Ouest : il faut « réduire le confort des postes non prioritaires ». Un cadre a témoigné avoir entendu « on devrait leur baisser la clim’ et le chauffage… » « Nous avions des objectifs de sorties par semestre » a raconté le manager direct de Rémy Louvradoux, et la pression augmentait à l’approche de l’échéance. Fonctionnaire, de plus de 50 ans, il était dans le cœur de cible du plan « NexT » qui visait à faire partir 22 000 personnes en trois ans.
Noémie raconte ce père qui souffre en silence, s’enferme dans sa bulle, ne supporte plus le bruit à la maison. « L’ampleur du désastre, on ne l’a vu qu’après », dit-elle. Rémy Louvradoux avait écrit plusieurs lettres à la direction de France Télécom. Dont une, en septembre 2009, qui se terminait par ces mots : « Est-ce que le suicide est la solution ? »
« Il avait perdu toute estime de soi », dit sa fille. « Ça rejaillissait sur sa famille. Mon petit frère, le souvenir qu’il a, c’est celui d’un père absent. France Télécom m’a volé ma vie et ma relation à mon père », pleure-t-elle. Il s’est suicidé cinq jours avant son 18ème anniversaire.
« Tout ça aurait pu être évité. Il était bloqué, en colère. Il a retourné sa colère contre lui. France Télécom a détruit sa vie, et ne lui a laissé aucune issue. » Le plus dur, termine-t-elle, c’était après.
« Le discours de France Télécom pour les médias. La compassion factice, obscène, laide, les ‘on partage votre douleur… on fera le nécessaire…’ Mais la mort de mon père, c’est la réussite de leur objectif ! C’est la réussite de celui qui a supprimé son poste ! »
Supprimé de l’annuaire le lendemain de son suicide
Les mots claquent comme un réquisitoire. « Dès le lendemain de sa mort, mon père est supprimé de l’annuaire de France Télécom. Ils font table rase, comme si rien ne s’était passé. Ils répandent des rumeurs sur les raisons de son suicide. Ils nous font culpabiliser : son acte sur le parking de l’entreprise a traumatisé les employés, il aurait pu faire ça ailleurs ! » Le suicide de Rémy Louvradoux a été reconnu comme accident de service. Noémie pleure encore, en parlant de la Fête des pères, qui la fait souffrir chaque année.
Aux prévenus, elle lance : « Mon père, vous l’avez tué. Tout ça pour quoi ? » Face à ce bloc de douleur et de colère, ils font profil bas. Olivier Barberot, l’ex DRH : « C’est totalement dramatique. » Didier Lombard, l’ancien PDG, dit ne « jamais avoir lu » la lettre que Rémy Louvradoux lui avait adressée. Louis-Pierre Wenes, ancien numéro 2, blâme la direction territoriale, avec laquelle il se dit en total désaccord. Aucun des sept prévenus ne connaissait Rémy Louvradoux.
Via le site www.franceinter.fr