La nouvelle vulgate planétaire

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Dans tous les pays avancés, patrons et hauts fonctionnaires internationaux, intellectuels médiatiques et journalistes de haute volée se sont mis de concert à parler une étrange novlangue dont le vocabulaire, apparemment surgi de nulle part, est dans toutes les bouches : « mondialisation » et « flexibilité » ; « gouvernance » et « employabilité » ; « underclass » et « exclusion » ; « nouvelle économie » et « tolérance zéro » ; « communautarisme », « multiculturalisme » et leurs cousins « postmodernes », « ethnicité », « minorité », « identité », « fragmentation », etc.

La diffusion de cette nouvelle vulgate planétaire — dont sont remarquablement absents capitalisme, classe, exploitation, domination, inégalité, autant de vocables péremptoirement révoqués sous prétexte d’obsolescence ou d’impertinence présumées — est le produit d’un impérialisme proprement symbolique. Les effets en sont d’autant plus puissants et pernicieux que cet impérialisme est porté non seulement par les partisans de la révolution néolibérale, lesquels, sous couvert de modernisation, entendent refaire le monde en faisant table rase des conquêtes sociales et économiques résultant de cent ans de luttes sociales, et désormais dépeintes comme autant d’archaïsmes et d’obstacles au nouvel ordre naissant, mais aussi par des producteurs culturels (chercheurs, écrivains, artistes) et des militants de gauche qui, pour la grande majorité d’entre eux, se pensent toujours comme progressistes.
Comme les dominations de genre ou d’ethnie, l’impérialisme culturel est une violence symbolique qui s’appuie sur une relation de communication contrainte pour extorquer la soumission et dont la particularité consiste ici en ce qu’elle universalise les particularismes liés à une expérience historique singulière en les faisant méconnaître comme tels et reconnaître comme universels (1).
Ainsi, de même que, au XIXe siècle, nombre de questions dites philosophiques, comme le thème spenglérien de la « décadence », qui étaient débattues dans toute l’Europe trouvaient leur origine dans les particularités et les conflits historiques propres à l’univers singulier des universitaires allemands (2), de même aujourd’hui nombre de topiques directement issus de confrontations intellectuelles liées aux particularités et aux particularismes de la société et des universités américaines se sont imposés, sous des dehors en apparence déshistoricisés, à l’ensemble de la planète.
Ces lieux communs, au sens aristotélicien de notions ou de thèses avec lesquelles on argumente mais sur lesquelles on n’argumente pas, doivent l’essentiel de leur force de conviction au prestige retrouvé du lieu dont ils émanent et au fait que, circulant à flux tendu de Berlin à Buenos Aires et de Londres à Lisbonne, ils sont présents partout à la fois et sont partout puissamment relayés par ces instances prétendument neutres de la pensée neutre que sont les grands organismes internationaux — Banque mondiale, Commission européenne, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) —, les « boîtes à idées » conservatrices (Manhattan Institute à New York, Adam Smith Institute à Londres, Deutsche Bank Fundation à Francfort, et de l’exFondation Saint-Simon à Paris), les fondations de philanthropie, les écoles du pouvoir (Science-Po en France, la London School of Economics au Royaume-Uni, la Harvard Kennedy School of Government en Amérique, etc.), et les grands médias, inlassables dispensateurs de cette lingua franca passe-partout, bien faite pour donner aux éditorialistes pressés et aux spécialistes empressés de l’import-export culturel l’illusion de l’ultramodernisme.
Outre l’effet automatique de la circulation internationale des idées, qui tend par la logique propre à occulter les conditions et les significations d’origine (3), le jeu des définitions préalables et des déductions scolastiques substitue l’apparence de la nécessité logique à la contingence des nécessités sociologiques déniées et tend à masquer les racines historiques de tout un ensemble de questions et de notions — l’« efficacité » du marché (libre), le besoin de reconnaissance des « identités » (culturelles), ou encore la réaffirmation-célébration de la « responsabilité » (individuelle) — que l’on décrétera philosophiques, sociologiques, économiques ou politiques, selon le lieu et le moment de réception.
Ainsi planétarisés, mondialisés, au sens strictement géographique, en même temps que départicularisés, ces lieux communs que le ressassement médiatique transforme en sens commun universel parviennent à faire oublier qu’ils ne font bien souvent qu’exprimer, sous une forme tronquée et méconnaissable, y compris pour ceux qui les propagent, les réalités complexes et contestées d’une société historique particulière, tacitement constituée en modèle et en mesure de toutes choses : la société américaine de l’ère postfordiste et postkeynésienne. Cet unique super-pouvoir, cette Mecque symbolique de la Terre, est caractérisé par le démantèlement délibéré de l’Etat social et l’hypercroissance corrélative de l’État pénal, l’écrasement du mouvement syndical et la dictature de la conception de l’entreprise fondée sur la seule « valeur-actionnaire », et leurs conséquences sociologiques, la généralisation du salariat précaire et de l’insécurité sociale, constituée en moteur privilégié de l’activité économique.
Il en est ainsi par exemple du débat flou et mou autour du « multiculturalisme », terme importé en Europe pour désigner le pluralisme culturel dans la sphère civique alors qu’aux Etats-Unis il renvoie, dans le mouvement même par lequel il les masque, à l’exclusion continuée des Noirs et à la crise de la mythologie nationale du « rêve américain » de l’« opportunité pour tous », corrélative de la banqueroute qui affecte le système d’enseignement public au moment où la compétition pour le capital culturel s’intensifie et où les inégalités de classe s’accroissent de manière vertigineuse.
L’adjectif « multiculturel » voile cette crise en la cantonnant artificiellement dans le seul microcosme universitaire et en l’exprimant dans un registre ostensiblement « ethnique », alors que son véritable enjeu n’est pas la reconnaissance des cultures marginalisées par les canons académiques, mais l’accès aux instruments de (re)production des classes moyenne et supérieure, comme l’Université, dans un contexte de désengagement actif et massif de l’Etat.
Le « multiculturalisme » américain n’est ni un concept, ni une théorie, ni un mouvement social ou politique — tout en prétendant être tout cela à la fois. C’est un discours écran dont le statut intellectuel résulte d’un gigantesque effet d’allodoxia national et international (4) qui trompe ceux qui en sont comme ceux qui n’en sont pas. C’est ensuite un discours américain, bien qu’il se pense et se donne comme universel, en cela qu’il exprime les contradictions spécifiques de la situation d’universitaires qui, coupés de tout accès à la sphère publique et soumis à une forte différenciation dans leur milieu professionnel, n’ont d’autre terrain où investir leur libido politique que celui des querelles de campus déguisées en épopées conceptuelles.

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(1) Précisons d’entrée que les Etats-Unis n’ont pas le monopole de la prétention à l’universel. Nombre d’autres pays — France, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Japon, Russie — ont exercé ou s’efforcent encore d’exercer, dans leurs sphère d’influence propre, des formes d’impérialisme culturel en tout points comparables. Avec cette différence toutefois que, pour la première fois de l’histoire, un seul pays se trouve en position d’imposer son point de vue sur le monde au monde entier.
(2) Cf. Fritz Ringer, The Decline of the Mandarins, Cambridge University Press, Cambridge, 1969.
(3) Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Romanistische Zeitschrift fur Literaturgeschichte, 14-1/2, Heidelberg, 1990, p. 1-10.

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