Souffrance et Travail vous explique la décision de la Cour de Cassation du 21 janvier 2025 qui confirme la responsabilité de l’entreprise et le harcèlement institutionnel à la source des suicides France Télécom.
Voici les principales motivations retenues par la cour de Cassation (chambre criminelle du 21 janvier 2025), dans sa décision de rejet du pourvoi des individus mis en cause. Ils avaient été condamnés pour des faits de harcèlement moral Institutionnel et de complicité, pour la période de prévention 2007-2010. Tout d’abord dans les jugements du 20 décembre 2019, puis par la cour d’appel du 30 septembre 2022 .
Le contexte de la décision de la Cour de Cassation dans l’affaire des suicides France Télécom
A compter de 2006, l’entreprise et ses dirigeants avaient mis en place deux plans de restructuration (consécutifs à la privatisation de l’entreprise en 2004) prévoyant le départ de 22 000 employés et la mobilité de 10 000 autres (sur quelque 120 000 employés).
Cette décision de la chambre criminelle, de 25 pages, est plutôt consistante par rapport aux décisions habituelles qui font d’une à trois pages en général. Elle est particulièrement motivée car les moyens soulevés par les demandeurs, et retenus dans les motivations de la cour, étaient particulièrement nombreux.
Les moyens soulevés par les divers requérants ont été regroupés par la chambre criminelle par thèmes, dans des paragraphes très distincts, avec après chaque paragraphe sur les moyens, un paragraphe expliquant les motivations de la cour.
Les moyens des demandeurs invoquaient principalement :
- la mise en cause d’une politique d’entreprise, dans cette décision, serait une entrave à la liberté d’entreprendre ;
- le harcèlement institutionnel ne figure pas dans l’article 222-33-2 du code pénal, il s’agirait d’une application extensive de la loi et violerait également notamment l’article 7 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
- les prévenus ne pouvaient prévoir que leurs décisions et leurs actes encouraient une sanction pénale (l’imprévisibilité);
- L’absence de lien direct en les prévenus et les victimes, seule la société avait ces liens ;
- Le fait que la complicité suppose un fait punissable et qu’auraient dû être identifiées des victimes déterminées ;
En voici les principaux résumés, dans l’ordre suivi par la chambre criminelle :
Demande de renvoi préalable a une QPC (question prioritaire de constitutionnalité)
Moyens soutenus par les requérants pour obtenir la cassation
Les demandeurs ont demandé à la cour, préalablement à sa décision qui n’aurait alors plus lieu d’être, une QPC au Conseil Constitutionnel du fait de :
- La mise en cause d’une politique d’entreprise est une entrave à la liberté d’entreprendre
Il apparaît, pour les requérants, que la décision des juges de la cour d’appel :
- incrimine une politique d’entreprise
- ayant simplement pour effet une dégradation des conditions de travail seulement susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique et mentale
Elle porterait donc atteinte, de ce fait, à la liberté d’entreprendre et devrait faire l’objet d’une QPC.
- Il y aurait selon le moyen soulevé, violation du principe de légalité des délits et des peines, de la non rétroactivité des lois pénales plus sévères, au principe de l’application stricte de la loi pénale, de la nécessaire prévisibilité de la loi pénale et au principe de sécurité juridique, garantis par les articles 8 et 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
Par le fait que la décision de la cour d’appel
- A condamné la prévenue, également la DRH, pour complicité de harcèlement dans la limite de la prévention retenue (2007-2010) alors qu’elle ne pouvait savoir à partir de du libellé de l’article 222-33-2 que ses actes étaient susceptibles d’engager sa responsabilité pénale.
- A rejeté l’exception d’irrecevabilité de constitutions de parties civiles alors que les faits incriminés seraient postérieurs à la période de prévention ;
Motivation de la Cour de Cassation
La cour a déclaré sans objet ces demandes, une décision de 2023 a dit n’y avoir pas lieu à renvoyer au conseil constitutionnel les QPC
La contestation du motif d’une politique d’entreprise et la définition du harcèlement institutionnel
Moyens soutenus par les requérants pour obtenir la cassation
Les moyens soulevés par les requérants du pourvoi dans ce cadre étaient les suivants :
- Le harcèlement moral ne peut être consommé que dans des relations interpersonnelles entre l’auteur des agissements et la décision de retenir une politique d’entreprise viole les article 7 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, les articles 111-4 et 222-33-2 du code pénal ;
- Le harcèlement institutionnel résulte de la délibération des organes collégiaux d’une société, qu’il n’existe pas de lien direct entre les prévenus personnes physiques et les plaignants ;
- L’article 222-33-2 du code pénal dans sa rédaction en vigueur à l’époque ne sanctionne pas le harcèlement moral institutionnel ;
- La complicité suppose un fait principal punissable ce qui implique qu’une victime déterminée soit identifiée ;
- Nul n’est pénalement responsable que de son propre fait et qu’une politique d’entreprise constitutive de harcèlement moral résulte de la délibération des organes collégiaux sauf à ce que soit caractérisé à l’égard des personnes physiques des agissements répétés de harcèlement moral et qu’il n’existe aucun lien entre les plaignants et la mise en cause ;
- Les agissements répétés réprimés au titre de ce délit sont ceux qui s’individualisent à l’égard de chacun des salariés
Motivation de la Cour de Cassation
Définition du harcèlement moral institutionnel
Il s’agit de la principale motivation de cet arrêt puisqu’elle permet de consacrer le harcèlement moral institutionnel en en explicitant les fondements.
« 25. Le harcèlement moral institutionnel a été défini par l’arrêt attaqué, par motifs adoptés, comme des agissements définissant et mettant en œuvre une politique d’entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie d’une collectivité d’agents, agissements porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation, potentielle ou effective, des conditions de travail de cette collectivité et qui outrepassent les limites du pouvoir de direction.
26. Les juges ont encore défini la politique d’entreprise comme la politique principale des ressources humaines, composante de la politique générale de la société, déterminée par la ou les personnes qui ont le pouvoir et la capacité de faire appliquer leurs décisions aux agents et de modifier les comportements de ceux-ci »
L’article 111-4 du code pénal pose le principe de légalité des délits et des peines et impose l’interprétation stricte de la loi pénale. Il dispose que les juridictions pénales sont compétentes pour (…) en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis. Par exemple, Crim., 25 juin 2002, pourvoi n° 00-81.359, Bull. crim. 2002, n° 144). Il se déduit de cette exigence que si le juge ne peut appliquer, par voie d’analogie ou par induction, la loi pénale à un comportement qu’elle ne vise pas, en revanche, il peut, en cas d’incertitude sur la portée d’un texte pénal, rechercher celle-ci en considérant les raisons qui ont présidé à son adoption (Crim., 5 septembre 2023, pourvoi n° 22-85.540, publié au Bulletin).
C’est la règle qu’ont suivies le tribunal correctionnel en première instance, puis la cour d’appel et la chambre criminelle de la cour de cassation dans cette affaire.
- En premier lieu, la loi de 2002 dite loi de modernisation sociale incrimine le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale, de compromettre son avenir professionnel.
La loi distingue objet et effet – conséquence sur l’obligation ou non de l’identification des victimes
« 31. La caractérisation des agissements ayant pour effet une dégradation des conditions de travail suppose que soient précisément identifiées les victimes de tels agissements. En revanche, lorsque les agissements harcelants ont pour objet une telle dégradation, la caractérisation de l’infraction n’exige pas que les agissements reprochés à leur auteur concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec lui ni que les salariés victimes soient individuellement désignés. En effet, dans cette hypothèse, le caractère formel de l’infraction n’implique pas la constatation d’une dégradation effective des conditions de travail.
32. En outre, le terme « autrui » peut désigner, en l’absence de toute autre précision, un collectif de salariés non individuellement identifiés. »
Portant plus avant l’examen, la chambre criminelle constate
- que les travaux préparatoires à la loi n’abordent pas spécifiquement la question du harcèlement moral collectif ou institutionnel mais font état qu’il a été pris connaissance avec attention d’un avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme du 29 juin 2000 consacré au harcèlement moral au travail. Celui-ci identifie trois formes de harcèlement : Harcèlement individuel, harcèlement professionnel organisé et le harcèlement institutionnel qui participe d’une stratégie de gestion de l’ensemble du personnel.
- Que le premier ministre a saisi le Conseil économique et social en vue de conduire la réflexion sur le harcèlement moral au travail. Celui-ci a rendu une avis le 11 avril 2001 (page 52) dans lequel il distingue « le harcèlement essentiellement individuel ou d’un petit groupe » du harcèlement « collectif, professionnel ou institutionnel, qui s’inscrit alors dans une véritable stratégie du management pour imposer de nouvelles règles de fonctionnement, de nouvelles missions ou de nouvelles rentabilités », en précisant que « le harcèlement moral pourra alors se développer au moment de restructurations, de fusions-absorptions des entreprises privées ou de changement d’orientation managériale ».
Il mentionne également « c’est souvent le cas d’une stratégie globale pour imposer de nouvelles méthodes de management, pour obtenir la démission de personnels dont les caractéristique (par exemple l’âge) ne correspondent pas aux besoins de l’entreprise » (Pages 59 et 60 de l’avis)
- Que lors des travaux préparatoires à la loi le législateur a souhaité adopter « une définition de cette infraction la plus large et la plus consensuelle possible » et « qui s’inspire très largement de l’avis du Conseil économique et social »
Elle en conclut que l’élément légal n’exige pas que les agissements répétés s’exercent à l’égard d’une victime déterminée ou dans le cadre d’une relation interpersonnelle, pourvu que ces dernières (les victimes ) fassent partie de la même communauté de travail et aient été susceptible de subir ou aient subi les conséquences visées à l’article 222-33-2 du code pénal.
Les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre en connaissance de cause une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial ou financier ou qui a pour effet une telle dégradation (…), constituent des agissements entrant dans la définition de l’article 222-33-2 du code pénal.
L’imprévisibilité de l’interprétation retenue de la loi pénale à la date des faits poursuivis
Moyens soutenus par les requérants pour obtenir la cassation
En vertu des articles 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et 111-3 et 112-1 du code pénal, le principe de légalité des délits et des peine aurait été interprété extensivement au détriment des prévenus, de la non rétroactivité des lois pénales plus sévères, au principe de l’application stricte de la loi pénale, de la nécessaire prévisibilité de la loi pénale et au principe de sécurité juridique, garantis par les articles 8 et 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
- La cour d’appel a écarté l’exigence de prévisibilité en déclarant qu’elle ne s’applique qu’à la loi et pas à la jurisprudence ;
- La jurisprudence portait une exigence dominante dans les relations interpersonnelles ;
- La répression pénale ne peut s’accomplir sur le fondement d’un texte qui n’était pas clair et n’a pas donné lieu à une interprétation jurisprudentielle éclairante ;
- La complicité ne peut être retenue le harcèlement institutionnel n’existait pas à l’époque ;
Motivation de la Cour de Cassation
- C’est à tort que la cour d’appel a retenu que le principe ne s’appliquait qu’à la loi et pas à la jurisprudence. L’arrêt n’encourt cependant pas la censure ;
- La cour de cassation n’a jamais exclu que le harcèlement moral puisse revêtir une dimension collective ;
- Le harcèlement moral institutionnel résultant de la mise en œuvre d’une politique d’entreprise ne constitue qu’une des modalités de harcèlement moral définie par l’article 222-33-2 du code pénal ;
- L’application de l’incrimination à une situation nouvelle ne constitue pas un revirement de jurisprudence et n’était pas imprévisible au sens de l’article 7 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme
Les actes réitérés ne seraient pas caractérisés ni imputables directement aux prévenus / une stratégie délibérée de harcèlement au plus haut niveau de l’entreprise et les prévenus avaient conscience des effets négatifs du maintien de la méthode
Moyens soutenus par les requérants pour obtenir la cassation
Nul n’est pénalement responsable que de son propre fait ; il n’y a point de crime ou délit sans intention de le commettre ; article 121-1, 121-3 du code pénal.
- Les décisions des juges n’auraient pas caractérisé des actes réitérés, imputables directement aux prévenus ni les intentions ;
- La dégradation des conditions de travail résultait des comportements managériaux sur le terrain ;
- Maintenir un objectif indicatif ou impératif de réduction des effectifs relève par nature de l’exercice du pouvoir de direction ;
- Il est nécessaire de constater la dégradation des conditions de travail de chacune des victimes
Motivation de la Cour de Cassation
- L’arrêt attaqué énonce qu’il convient de rechercher si ces prévenus peuvent se voir reprocher une telle infraction en raison non pas de leurs relations individuelles avec les salariés mais de la politique d’entreprise qu’ils ont conçue et mise en œuvre. Cette politique relève du pouvoir de direction et échappe à leur appréciation, cependant ils doivent examiner la méthode utilisé pour la mettre en œuvre et déterminer si elle excède le pouvoir normal de direction.
- Ils constatent à partir d’octobre 2006 que cette politique a eu pour objet une dégradation des conditions de travail afin de contraindre les salariés au départ ; que cela reposait sur la création d’un climat anxiogène mis en œuvre par trois agissements spécifiques :
- la pression donnée au contrôle des départs dans le suivi des effectifs à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique,
- la prise en compte des départs dans la rémunération des membres de l’encadrement
- et le conditionnement de la hiérarchie intermédiaire à la déflation des effectifs lors des formations dispensées.
Ces agissements ont excédé très largement le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise et se sont poursuivis et répétés au cours des deux années suivantes et qu’ils constituent, par leur nature même, autant d’agissements réitérés dont l’objet voulu était une dégradation des conditions de travail.
- Ils relèvent la création d’ un climat anxiogène pour la totalité du personnel, avec la validation du «crash program », destiné à accélérer le mouvement naturel de départs à la retraite, selon une décision arrêtée au plus haut niveau de pilotage de la société. Qu’en raison de la pression résultant de ces agissements, de façon indivisible avec ces derniers, les managers du niveau territorial local ont à leur tour employé diverses méthodes visées à la prévention pour contraindre leurs collègues à quitter l’entreprise ou à être mobiles.
- Ils précisent que la responsabilité pénale personnelle des dirigeants poursuivis repose, d’une part, sur la décision partagée de mener une telle politique de déflation des effectifs à marche forcée fondée sur les agissements harcelants précités, d’autre part, sur une mise en œuvre coordonnée de cette politique et, enfin, sur un suivi vigilant pendant trois ans ; mais aussi dans la mise en place d’organes de contrôle de méthodes de gestion nécessaires à sa mise en œuvre :
- En dépit des alertes syndicales sur la mise en danger des salariés ;
- De l’annonce de suicides, notamment quatre durant le seul mois de mai 2008 ;
- De rapports d’expertise qui ont mis évidence une montée du stress.
Les prévenus ont agi avec en connaissance de cause et avec lucidité en gardant le suivi et en mesurant les résultats.
Ces agissements répétés sont constitutifs d’une stratégie délibérée de harcèlement au plus haut niveau de l’entreprise et les prévenus avaient conscience des effets négatifs du maintien de la méthode ; cette conduite du groupe dépassant les limites admissibles de leur pouvoir de direction et de contrôle respectif étaient constitutifs de harcèlement moral institutionnel.
La complicité
Moyens soutenus par la requérante pour obtenir la cassation
- La requérante n’aurait servi que de relai au niveau des Directions Territoriales
- Le fait qu’elle n’ait pas matérialisé son désaccord envers la politique de l’entreprise auprès de son supérieur hiérarchique est une condition rajoutée à la loi, aux articles 121-7 relatif à la complicité et 222-33-é du code pénal
Motivation de la Cour de Cassation
- Les juges ont constaté que les pressions diverses ayant abouti à des mobilités fonctionnelles ou/et géographiques n’ont pu prospérer que par des relais présents dans toutes les structures du groupe ;
- Le suivisme des direction et services des ressources humaines ;
- La participation de la mise en cause à la Convention du 20 octobre 2006 où elle a affiché sa priorité de « réussir ACT » ;
- A notifié aux Directeurs Territoriaux et cadres supérieurs des objectifs de départ ;
- Le document trouvé dans l’ordinateur de son assistante assigne à tous les acteurs de la chaîne un minimum de départs ;
- Elle a signé plusieurs courriers dans lesquels elle notifiait aux directeurs territoriaux le montant de leur part variable ;
- Elle a participé à prôner des méthodes harcelantes en diverses occasions y compris lors de formations.
- Elle s’est donc rendue complice du délit de harcèlement moral ;
- Il est indifférent que les effets sur les conditions de travail soient survenus après qu’elle ait quitté ses fonctions.
Les faits retenus (en 2011) seraient hors de la période de prévention (2007-2010)
Moyens soutenus par la requérante pour obtenir la cassation
- Le début des faits allégués remonte à 2011.
Motivation de la Cour de Cassation
- En mentionnant 2011, la cour d’appel ne s’est pas référé à la date des faits poursuivis mais à celle de la manifestation du dommage subi.
