Après quatre ans d’enquête judiciaire sur les méthodes managériales de l’ancienne direction, les documents saisis sont accablants.
Un courriel glaçant : « 1.400 CDI sans chaise ». Voilà comment un directeur financier de France Telecom désignait les fonctionnaires qu’il fallait faire partir du groupe. Interrogé en juin dans le cadre d’une instruction des juges Pascal Gand et Aurélie Reymond, l’ex-PDG, Didier Lombard, mal à l’aise, disait ne pas comprendre cette expression, une « originalité comptable » selon lui. Elle est en tout cas symptomatique des dérives managériales révélées par l’enquête judiciaire après la vague de suicides chez l’opérateur.
Habituellement, la justice traite de cas isolés de dirigeants ou de cadres ayant harcelé directement un employé. Dans cette affaire hors norme, c’est toute la politique de ressources humaines d’un groupe du CAC 40 qui fait l’objet de poursuites : une forme de harcèlement moral quasi institutionnel à l’encontre de 39 salariés, dont 19 se sont suicidés.
Pousser les fonctionnaires vers la porte
Pour se justifier, les mis en examen –France Telecom et ses anciens dirigeants, Didier Lombard, son numéro deux Louis-Pierre Wenes et le DRH Olivier Barberot– rappellent la situation délicate de l’entreprise : l’ex-monopole public, plombé par une dette abyssale et des sureffectifs, devait migrer vers l’Internet et le mobile. Pour permettre cette transition, ils mettent en œuvre dès 2006 le plan NExT et son volet social, ACT, qui prévoit 22.000 suppressions de postes, 10.000 mobilités internes et 6.000 recrutements. Mais difficile d’imposer un plan social quand deux tiers des salariés sont fonctionnaires. Tout va donc être fait pour les pousser à partir.
Les ex-dirigeants nient pourtant l’existence d’objectifs de réduction d’effectifs, préférant parler de « trajectoires ». Une défense mise à mal par les documents internes saisis, dont Challenges révèle le contenu. Des lettres d’orientation envoyées par Olivier Barberot et par le directeur marketing fixent aux managers des objectifs de baisse du nombre de CDI. Dans un mémo de 2006, la DRH d’Orange Business Services évoque même des actions pour « inciter les départs des plus de 55 ans dans le cadre des instructions du groupe » et « des salariés qui ne sont plus adaptés aux besoins de l’entreprise ».
Les cadres motivés financièrement
Ensuite, « les résultats de ces objectifs de déflation d’effectifs faisaient l’objet de remontées systématiques à l’équipe dirigeante, notamment à Olivier Barberot », écrivent les enquêteurs. Les bonus des cadres RH reposaient d’ailleurs en partie sur les « mobilités externes ». Idem pour le comité de direction : Olivier Barberot reconnaît que les « trajectoires d’effectifs » représentaient la moitié de leurs « objectifs personnels » et 15% de la part variable de leur rémunération. Lombard, lui, a affirmé aux juges que celle-ci ne dépendait que des résultats financiers.
Mais ce sont surtout les moyens utilisés pour obtenir ces départs qui posent question. Dans les motifs de mise en examen, les juges pointent « une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés, à créer un climat professionnel anxiogène ». Didier Lombard lui-même avait donné le ton devant l’association des cadres de France Telecom en 2006 : « Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte. » La formule a disparu du compte rendu diffusé en interne, détruit par la suite.
Lire la suite : « L’alerte des juristes maison » et « Des missions dévalorisantes » sur le site Challenges.fr