Les suicides au travail ont marqué l’actualité de ces derniers mois.
Le phénomène n’est pas nouveau, cependant, l’actualité récente semble mettre en exergue une nouvelle donne, qui repose sur de nouvelles formes de pression managériale ou organisationnelle du travail. La médiatisation à outrance de ces affaires nous ferait presque oublier que ces situations ont des réponses juridiques qui, en amont comme en aval, s’efforcent de prévenir et de préserver la santé et la sécurité des salariés. Et, en la matière, les progrès sont importants.
Ainsi, aujourd’hui, tout suicide qui survient au temps et au lieu du travail bénéficie de la qualification juridique d’accident du travail. Plus encore. Si le suicide survient en dehors du temps et du lieu de travail, il pourra recevoir la même qualification dès lors que le salarié ou ses ayants droits rapportent la preuve du lien avec le travail.
La reconnaissance du suicide comme accident du travail marque une première avancée fondamentale de la jurisprudence relative au risque professionnel. Il semble aujourd’hui qu’elle souhaite aller plus loin, en consacrant la faute inexcusable de l’employeur. Définie classiquement comme le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat alors que ce dernier avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver, la faute inexcusable permet à la victime d’un accident du travail ou à ses ayants droit d’obtenir des dommages et intérêts complémentaires à la majoration de la rente versée forfaitairement par la Sécurité sociale.
L’affaire avait fait parler d’elle. L’on s’en souviendra, le 17 décembre 2009, le tribunal des affaires sociales de Nanterre condamnait Renault pour « faute inexcusable » pour le suicide de l’un de ses salariés en 2006.
Lexbase Hebdo – édition sociale a rencontré Maître Rachel Saada, Avocat, Cabinet Saint- Martin Avocats, représentant les ayants droit de la victime, qui a accepté de répondre à leurs questions.
Lexbase : Dans sa décision du 17 décembre, le Tass reconnaît la faute inexcusable de l’employeur dans le suicide de l’un de ses salariés. Peut-être pouvons-nous commencer par rappeler les fondements juridiques de la faute inexcusable ?
Rachel Saada : Il faut partir des arrêts de février 2002, selon lesquels le manquement à l’obligation de sécurité de résultat a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.
Aujourd’hui, le principe est bien ancré et la formule désormais célèbre, puisqu’on a un recul de huit ans, mais il est important de mesurer le chemin parcouru.
Auparavant, il faut le rappeler, il était difficile et long d’engager la faute inexcusable de l’employeur. La loi de 1898 sur les accidents du travail a, certes, permis la reconnaissance d’une responsabilité patronale collective et donc une simplification de la prise en charge des accidents du travail, sans recherche de responsabilité, mais avec un compromis, ce qu’on appelle le « compromis historique », qui implique que la responsabilité de l’employeur ne peut pas être recherchée et que le régime de réparation est forfaitaire. Globalement, ce régime de réparation forfaitaire est très en dessous du régime de droit commun.
Prenons un exemple. Lorsqu’il y a un taux d’incapacité permanente partielle (IPP) qui est reconnu après un accident de la circulation, ce taux sert pour calculer l’attribution de dommages et intérêts, de la rente, etc.. En régime d’accident du travail, le taux est divisé par deux, jusqu’à 50 % d’IPP, ce qui est colossal. Cela signifie que quelqu’un qui a, en droit commun, un accident de la circulation avec 80 % d’IPP, en accident du travail, il a, en réalité, 25+30, donc seulement 55 %.
Lexbase : La reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur dans l’accident du travail ne permet-elle pas justement de se rapprocher d’une indemnisation plus proche de celle de droit commun ?
Rachel Saada : Effectivement, la faute inexcusable est, d’abord, le moyen de se rapprocher d’une indemnisation plus proche de la réalité. Elle est, aussi, le moyen de faire reconnaitre la faute sur le plan moral. L’action de la faute inexcusable n’est jamais menée que pour soi- même. Je n’ai jamais entendu un seul de mes clients ne pas me dire je le fais pour les autres, je le fais pour qu’on reconnaisse la faute de mon employeur et je le fais pour que d’autres ne soient pas victimes de ce dont je suis victime. Pas une seule personne ne m’a pas dit ça. Je dirai presque que c’est le moteur de l’action, avant même l’aspect patrimonial, avant l’aspect financier, même si celui-ci compte, évidemment. Quelqu’un qui ne peut plus travailler doit être convenablement indemnisé. Et, dans la mesure où la reconnaissance de la faute inexcusable implique le doublement de la rente ou la majoration maximum, elle permet de récupérer le régime de droit commun.
Lexbase : Dans cette optique, quels sont les critères permettant la reconnaissance d’une telle faute de l’employeur ?
Rachel Saada : Sur les critères, la Cour de cassation pose un dogme qui peut paraître étonnant, selon lequel le contrat de travail fonde une obligation de sécurité de résultat. Cette obligation de sécurité est une obligation générale de sécurité. Ce qui est singulier, c’est qu’elle n’est pas assortie d’une disposition pénale. On peut seulement remarquer des textes spéciaux dans certains domaines spécifiques (dans le bâtiment par exemple), où là, on trouve effectivement des règles assorties de sanctions pénales.
Concernant l’obligation générale de sécurité qui pèse sur l’employeur, le Code du travail est tout à fait clair à cet égard. Si l’on s’en tient à la lettre de l’article L. 4121-1 l’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. La jurisprudence est venue préciser, par ses arrêts « Amiante » de 2002 que l’employeur commet une faute s’il a ou aurait du avoir conscience d’un danger, premièrement, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour préserver le salarié de ce danger, deuxièmement. C’est une véritable révolution ! Avant, si l’on n’était pas capable de caractériser une faute pénale ou une faute intentionnelle, c’était très dur d’établir la faute inexcusable.
Pour autant, il semble tout de même que l’on rende l’accès à la justice de plus en plus difficile, en supprimant des Tass qui ont seuls compétence. Il faut rappeler qu’un accidenté du travail ne peut aller nulle part ailleurs. Et s’il y a une procédure pénale -parce que le Parquet poursuit pour tel manquement en hygiène et sécurité-, le justiciable ne peut pas réclamer de dommages et intérêts. On peut juste se constituer partie civile pour se voir reconnaître la qualité de victime. On ne peut donc pas aller au pénal, sauf, admet maintenant la Cour de cassation, faute intentionnelle de l’employeur. Il faut faire attention ici à bien dissocier la faute intentionnelle de la faute inexcusable. Selon une jurisprudence constante, la faute intentionnelle de l’employeur ou de l’un de ses préposés suppose un acte volontaire accompli avec l’intention de causer des lésions corporelles et ne résulte pas d’une simple imprudence, si grave soit-elle.
Pourtant, la frontière peut être mince. Ainsi, par exemple, la répétition de l’inobservation des règles élémentaires d’hygiène et de sécurité ne constitue-t-elle pas l’intention et la faute intentionnelle ?
Actuellement, on est dans une situation où l’on a un régime des accidents du travail et des maladies professionnelles, d’abord, qui est en sous-déclaration, ensuite, lorsque le caractère professionnel est reconnu, on a, certes, une reconnaissance automatique et rapide, avec la présomption lieu de travail/temps de travail/accident/accident du travail, ce qui implique qu’il n’y ait plus de procédure à faire dans tous les sens comme c’était le cas avant la loi de 1898, c’est important, de le reconnaitre ! En revanche, il serait vraiment temps de penser à une refondation de l’indemnisation du préjudice, qui est trop injuste au regard du régime de droit commun.
Lexbase : Quels sont les préjudices indemnisables ?
Rachel Saada : Le Code de la Sécurité sociale prévoit, en son article L. 452-3, que, indépendamment de la majoration de rente, la victime a le droit de demander à l’employeur devant la juridiction de Sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales, de ses préjudices esthétiques et d’agrément, ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle. Si la victime est atteinte d’un taux d’incapacité permanente de 100 %, il lui est alloué, en outre, une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation.
On trouve donc, parmi ces préjudices, le préjudice esthétique, les souffrances physiques et morales et le préjudice d’agrément. La difficulté est que la Cour de cassation fait une lecture littérale et stricte de cet article…
Lexbase : Dans la pratique, comment se passe la procédure de reconnaissance de la faute inexcusable?
Rachel Saada : C’est une procédure avec obligation de conciliation préalable, mais celle-ci n’aboutit que très rarement. Il faut donc écrire à la Caisse primaire d’assurance maladie dont le salarié dépend afin de faire reconnaitre la faute inexcusable de l’employeur, il n’est pas nécessaire de développer, il peut suffire de donner quelques indications et de joindre certaines pièces. Personnellement, lorsque je saisis la Caisse, mon dossier est déjà construit et complet. Il y a plusieurs techniques. Certains saisissent rapidement avec seulement quelques éléments en se disant que, de toute façon, l’employeur ne sera jamais d’accord pour concilier, ils complètent le dossier après, une fois le Tass saisi. Il est vrai, cependant, que l’on puisse se retrouver pris par les délais. Il ne faut, en effet, pas oublier que le délai est relativement court, puisque il est de 2 ans à compter, soit de l’accident ou de la connaissance du lien possible entre la maladie et le travail, soit de la cessation du paiement de l’indemnité journalière, soit de la cessation du travail, soit, enfin, de la reconnaissance du caractère professionnel de l’accident ou de la maladie (CSS, art. L. 431- 2).
Attention, le même article prévoit que le délai de la prescription est interrompu par l’exercice d’une action pénale engagée pour les mêmes faits ou de l’action en reconnaissance du caractère professionnel de l’accident.
Il existe, par ailleurs, une reconnaissance de plein droit de la faute inexcusable, lorsque l’employeur a signalé le danger. C’est-ce que je soutenais dans l’affaire contre Renault. Ici, ce n’est pas le CHSCT qui avait tiré la sonnette d’alarme, mais les syndicats et le comité d’entreprise. Le problème est qu’il n’y a pas de textes sur les alertes que peuvent faire le CE et les délégués syndicaux sur les questions de sécurité. Donc je soutenais, dans mes écritures, que le tribunal devait raisonner par analogie avec le texte concernant le CHSCT et donc reconnaitre de plein droit la faute inexcusable. Le tribunal n’a pas suivi.
Lexbase : Une fois la faute inexcusable retenue, quelles sont les conséquences d’une telle reconnaissance ?
Rachel Saada : La reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur induit la majoration de la rente accordée à la victime ou à ses ayants droit, majoration qui est fixée à son maximum. Indépendamment de la majoration de la rente, la victime peut demander des dommages et intérêts en raison des préjudices subis. Dans cette affaire, la veuve n’a réclamé qu’un euro symbolique de dommages et intérêts. Les victimes éprouvent des réticences à réclamer un dédommagement pour la perte de l’autre. C’est un argent très difficile à recevoir. En effet, alors que la rente vient remplacer le salaire et donc compenser la perte d’un revenu, les dommages et intérêts représentent la réparation du préjudice.
Lexbase : Dans ce contexte, en quoi la décision rendue par le Tass le 17 décembre est-elle inédite ?
Rachel Saada : D’abord, il faut préciser que ce n’est pas le premier suicide qui est reconnu en faute inexcusable. Il y a déjà eu des précédents et la Haute juridiction a déjà admis à plusieurs reprises que le suicide d’un salarié est un accident du travail dû à une faute inexcusable de l’employeur dans la mesure où il est établi que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures pour l’en préserver.
En revanche, c’est, à mon sens, le premier suicide reconnu comme faute inexcusable de l’employeur sans que soit invoqué un traitement particulier réservé à cette victime, en dehors de tout acte de harcèlement moral. Ce qu’on n’a pas cessé de dire c’est que, en réalité, la majorité des salariés du Technocentre subissait la même situation, c’était donc un problème collectif et un problème d’organisation générale du travail (réduction de coût, changement des modes de production…) et que, finalement, M. X n’était que l’expression individuelle d’un risque encouru collectivement.
C’est en cela qu’il est inédit, parce qu’il met le travail au coeur de la discussion, parce qu’il parle du collectif et de l’individuel et parce qu’il demande à l’employeur de préserver directement la santé de ses salariés, sans se décharger sur le seul service de médecine du travail, tout ceci est inédit.
Auparavant, la plupart du temps, les suicides reconnus comme accident du travail concernaient des salariés pour lesquels les médecins du travail étaient intervenus X fois pour demander un aménagement du temps de travail et des modes de production. Dans cette affaire, le médecin du travail n’était pas spécialement intervenu, c’est donc très différent…
Lexbase : Pour terminer, on a l’impression, ces derniers mois, d’assister à une certaine judiciarisation des risques psychosociaux. Comment l’expliquez-vous ?
Rachel Saada : Les risques psychosociaux ont toujours existé, mais les acteurs mettent toujours un peu de temps à s’emparer des choses. Indéniablement aussi, il y a eu une grande amélioration des conditions de travail sur le plan physique, qui permet peut-être, aujourd’hui, une sorte de montée en puissance de la prise de conscience de ce que représente la charge mentale. Pourtant, il y a eu une Directive, sur l’obligation générale de sécurité, de 1989 (7), transposée en 1991, mais si l’on prend l’exemple du document unique d’évaluation professionnelle, il n’a été rendu obligatoire qu’en 2001 seulement.
Article publié avec l’aimable accord de Lexbase.
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